LES SILENCES DE PIE XII

 

" Le monde n'est pas humain pour avoir été fait par des hommes, et il ne devient pas humain parce que la voix humaine y résonne, mais seulement lorsqu'il est devenu objet de dialogue. Quelque intensément que les choses du monde nous affectent, quelque profondément qu'elles puissent nous émouvoir et nous stimuler, elles ne deviennent humaines pour nous qu'au moment où nous pouvons en débattre avec nos semblables... Nous humanisons ce qui se passe dans le monde et en nous en parlant, et, dans ce parler, nous apprenons à être humains. "

Hannah Arendt

LES SILENCES DE PIE XII

W. RABI

Le 14 mars 1937 Pie XI publiait l'Encyclique célèbre " Mit brennender Serge ". Le retentissement en fut immense, tant en Allemagne que dans le monde entier. Aux archevêques et aux évêques d'Allemagne, le pape disait :
" Quiconque prend la race, ou le peuple, ou l'Etat. ou la forme de l'Etat, ou les dépositaires du pouvoir, ou toute autre valeur fondamentale de la communauté humaine - toutes choses qui tiennent dans l'ordre terrestre une place nécessaire et honorable - quiconque prend ces notions pour les retirer de cette échelle de valeurs, même religieuses, et les divinise par un culte idolâtre ; celui-là renverse et fausse l'ordre des choses créé et ordonné par Dieu ; celui-là est loin de la vraie loi en Dieu et d'une conception de la vie répondant à cette foi ".
Il disait aussi : " Cette Révélation ne connaît pas de complément apporté de main d'homme, elle n'admet pas davantage d'être évincée et remplacée par d'arbitraires " révélations " que certains porte-paroles du temps présent prétendent faire dériver de ce qu'ils appellent le Mythe du sang et de la Race ". C'était là une condamnation du nazisme.
Et Pie XI ajoutait :
" Nous avons pesé chacun des mots de cette lettre à la balance de la vérité et de l'amour aussi. Vous ne voulions, ni par un .silence inopportun devenir complice de l'équivoque, ni par trop de sévérité exposer à l'endurcissement le cœur d'aucun de ceux qui vivent sous notre responsabilité de Pasteur et auxquels notre amour de Pasteur ne s'applique pas moins du fait que, pour l'heure. ils se fourvoient dans les chemins de l'erreur et de l'infidélité. "
Nous savons que le Cardinal Pacelli, nonce en Allemagne de 1917 à 1929, puis Cardinal secrétaire d'Etat au Vatican à partir de 1929, avait pris une part importante à la rédaction de cette Encyclique. Mais Pie XI ne n'arrêta pas là. Le 6 septembre 1938, au cours d'une réception d'un pèlerinage de la Radio belge il déclara sans équivoque :
" L'antisémitisme est inadmissible ; nous sommes spirituellement des sémites ". En février 1939, à l'occasion du Xe Anniversaire des accords de Latran, Pie XI avait convoqué au Vatican tous les évêques d'Italie afin de leur faire une communication. Le discours fut même imprimé à la typographie secrète. On imagine aisément ce qu'entendait dire le pape. Très certainement, il se serait élevé contre le fascisme italien, contre la législation raciste, contre l'alliance avec le nazisme, contre toutes les atteintes au Concordat. Le régime fasciste n'avait-il pas supprimé toutes les associations de jeunesse, y compris celles de l'action catholique ? Le pape avait protesté. On lui concéda tout au plus la présence d'aumôniers dans les formations de la jeunesse fasciste. Piètre compensation. Par cette rouerie italienne, le Vatican se trouvait davantage compromis.
L'assemblée n'eut pas lieu. Le discours ne fut pas prononcé. Le 10 février au matin sans même recevoir l'extrême onction, Pie XI mourait. " Quant au fameux discours, il resta comme de juste sous le boisseau (1) ". Peu après, le 2 mars 1939, le Cardinal Pacelli était élu par le conclave. La presse de gauche française salua avec transport le pape " antifasciste ", le pape du " Front populaire ".

Une note discordante dans le concert des louanges

I1 faut reconnaître à François Mauriac qu'il n'a pas attendu le jour de la curée pour dire ce qu'il avait à dire. En 1951, dans la préface au livre de Léon Poliakov " Bréviaire de la haine " (2), il exprimait la tristesse des catholiques de n'avoir pas eu " la consolation d'entendre le successeur du Galiléen, Simon-Pierre, condamner clairement, nettement et non par des allusions diplomatiques, la mise en croix des innombrables frères du Seigneur ". Tout récemment encore il exprima à nouveau son regret : " J'ai attendu, espéré de lui, je l'avoue, à certaines heures, des paroles qu'il n'a pas dites que sans doute il ne pouvait pas dire " (3).
Et un journal anglais (4) pouvait déclarer à son tour au milieu du concert des flagorneries habituelles : " Il y a des catholiques qui pensent qu'il aurait pu condamner plus fermement et plus explicitement les crimes inhumains des nazis contre les Juifs même si cela dût mettre l'Eglise en péril. Personne en chrétienté ne disposait de plus de force pour le faire. Son prédécesseur Pie XI avait publié une courageuse encyclique, et le Cardinal Faulhaber de Munich avait déjà, de la chaire, exprimé son opposition à Hitler ".
Certes, durant un temps, nous eûmes quelque espoir. Le 11 mars 1940, un peu avant l'invasion de la Belgique. Pie XII avait reçu officiellement Ribbentrop. Mais deux jours après, le 13, accueillant Alfieri, nommé ambassadeur à Berlin et effectuant une visite d'adieu, le pape avait déclaré sans ambages : " Nous ne craignons même pas d'aller dans un camp de concentration " (5). Plût à Dieu, pour l'honneur de l'Eglise, qu'il ait connu cette expérience. Mais il s'est tu, mortellement tu durant cinq ans sur tout ce qui était essentiel, ne retrouvant la voix que le 2 juin 1945 pour évoquer " le spectre satanique exhibé par le national-socialisme. "
Pendant cinq ans le nazisme put commettre l'outrage, la profanation. le blasphème, le crime. Pendant cinq ans il put massacrer six millions de Juifs. Et parmi six millions, il y avait 1.300.000 enfants. Qui donc, mais qui donc avait dit un jour : Laissez venir à moi les petits enfants ? Qui donc ? Laissez les venir à moi, afin que je les égorge. Au pape militant avait succédé un pape diplomate.

Le pape était informé des monstruosités nazies

On a cherché les raisons de ce silence que Pie XI avait qualifié d'inopportun. Etait-ce ignorance ? La question ne résiste pas un seul instant à l'examen. Le Vatican était informé par les nonces, les membres de la hiérarchie, les directeurs d'ordres, les prêtres, les réfugiés. Il était informé par Radio Vatican qui recevait et diffusait les nouvelles. Il était informé par l' " Osservatore Romane " qui procédait de la même manière. II faut envisager également que de temps à autre on écoutait la B.B.C. au Vatican. Les témoignages sont par ailleurs irrécusables.
Charles-Roux, qui fut ambassadeur au Saint-Siège de 1932-1940 affirme :
" Pie XII était parfaitement au courant des cruautés commises par les Allemands en Pologne " (6). Dès le 24 décembre 1939, aux Cardinaux présents ce jour à Rome il évoquait les " atrocités " commises en ce pays. Le 23 Janvier 1940, après une émission de la Radio vaticane consacrée à la Pologne, l'ambassadeur adresse le rapport suivant à Paris :
" L'on m'avait souvent répété, à la Secrétairerie d'État, que le Saint Père était arrêté, dans l'expression de sa pensée sur les cruautés allemandes par le manque de preuves. Ce stade se trouve donc dépassé. Les témoignages des cruautés allemandes sont tellement abondantes que Pie XII , après les avoir examinées avec toute l'impartialité et la prudence qui commandent à son magistère, ne se juge plus en droit d'en douter " (7). Ainsi, dès le début, dès le tout début, on savait.
Dans son ouvrage apologétique revêtu du Nihil obstat et de l'Imprimatur (8), Paul Duclos mentionne que le Vatican fut généralement informé par les ambassadeurs du Saint-Siège, par les nonces, enfin par tout un réseau clandestin : " Ce .sont probablement des particuliers qui se chargèrent de la transmission de ces messages du pape aux évêques. Il est sûr, du moins, qu'en sens inverse des divers pays occupés jusqu'au Vatican, les informations ne cessèrent d'affluer par cette voie ". Le même auteur signale le témoignage du speaker de RadioVatican, le R.P. Mistiaen :
" Mes collègues allemands avaient l'âme déchirée par un conflit de devoirs : aimer son pays et être obligé de souhaiter sa défaite. L'un d'eux, qui possédait des renseignements de première main, le Père L. m'apportait des documents écrasants sur les cruautés inhumaines des nazis en Pologne, en me disant : j'en suis navré et honteux, mais publiez-les : il faut que la vérité triomphe " (9).
Ce n'était donc nullement ignorance. Fût-ce alors prudence ? Souci de ne pas compromettre l'Église et ses fidèles ? Paul Duclos explique le silence des papes par la nécessité d'une " réserve qui leur interdit toute allusion susceptible d'être interprétée comme une intrusion du spirituel dans le temporel : de là les formules contournées, souvent décevantes du style de la curie " (10). Alors, pourquoi affirmer, comme Pie XII le fait dans son message, de Noël 1946, qu'on restera fidèle à la mission " celle d'être le défenseur de la vérité, le gardien du droit, le champion des principes éternels d'humanité et de charité " et autres balivernes ? Mais Paul Duclos avance une seconde raison : le pape serait parfaitement " compétent pour proclamer la vérité, sauvegarder la morale, pratiquer la charité ", mais ne l'est plus dès qu'il s'agit de " l'organisation technique " de chaque nation (11). Dans quelle catégorie convient-il de ranger un fait comme l'assassinat de 6 millions d'êtres humains, dans la catégorie de la morale qui rend le pape compétent, ou bien dans la catégorie de l'organisation technique qui rend le pape incompétent ? Il semble que le Saint-Père ait considéré l'assassinat collectif comme une forme d'organisation technique des nations.
I1 est de fait que la situation du Saint-Siège est restée en permanence assez critique, sinon déplaisante, et ce par suite de l'enclave du Vatican dans le secteur européen occupé par le fascisme et le nazisme. Il est même exact que le Pape a dû subir des pressions directes, à la fois de la part du gouvernement mussolinien, et du gouvernement du Reich à partir de l'occupation allemande, que par deux fois les propriétés du Vatican furent violées (pas très gravement cependant), et qu'en janvier 1944 le Reich a même envisagé le transfert du Pape en Allemagne (avec son accord). Et alors ? Même si cela était ? Était-ce une raison suffisante ? Rien n'autorisait en l'espèce ce que Duclos appelle " la discrétion nécessaire " de la papauté. Il n'y avait pas de risque d'erreur (car le Vatican était suffisamment informé). II n'y avait pas à craindre des représailles (car le nazisme ne pouvait aller au delà de ce qu'il a fait). Et le souci de " n'utiliser qu'à bon escient sa puissance morale " ne pouvait arrêter Pie XII (car, au contraire, s'il eut fait ainsi et élevé la voix, sa puissance morale se fut accrue).

Les intérêts " directs " de l'église

Alors ? La vérité, nous commençons à la percevoir dans le raisonnement suivant du même auteur. Le pape ne peut s'en tenir ferme qu'à la ligne des " intérêts directs de l'Eglise catholique ". Et il ajoute, pour le cas où nous n'aurions pas compris :
Il ne tente de démarches officielles (ou personnellement ou par la Secrétairerie d'État, ou par les nonces) qu'en faveur des sujets de l'Eglise, les catholiques de toute nationalité. Pour tous les autres persécutés (pour motifs politiques, raciaux). le Vatican devra, à contre-cœur, se contenter d'interventions officieuses par personnes interposées, ou bien d'aide matérielle : c'est le domaine infini où peut se donner libre carrière la charité héroïque du clergé, des catholiques, de toutes les âmes de bonne volonté " (12).
Nous croyions avoir devant nous une autorité spirituelle, nous ne trouvons qu'un diplomate argumenteur et casuiste. Si le Pape ne peut élever la voix, il peut toutefois pratiquer la charité. Mais qu'est cette charité qu'on a constamment à la bouche, comme une fausse hostie ? Il convient de ne pas commettre l'erreur grossière de trop de gens, continue notre savant auteur. La charité de l'Église " n'exclut jamais l'intransigeance doctrinale, distinction essentielle qui échappe à des Israélites, même de bonne foi " (13). Admirons au passage le " même de bonne foi ". Nous verrons cette " intransigeance doctrinale ", à l'œuvre quand nous traiterons plus loin du comportement de l'Église devant les mesures discriminatoires.
Mais auparavant examinons le document Weizsaecker (14). En octobre 1943, après la chute de Badoglio. les Allemands occupent la capitale. Le 16 octobre 1943 commencent les rafles antijuives dans le ghetto de Rome, plus ancienne communauté européenne, avant le Christ, avant Pierre, et les rafles ont lieu sous les fenêtres du Pape, je dis bien sous ses fenêtres. Premier rapport du 17 octobre 1943. Weizsaecker, ambassadeur du Reich au Vatican, manifeste ses craintes et signale à Berlin qu'il a reçu une inquiétante protestation de Mgr Hudal, recteur de l'Eglise catholique allemande à Rome, visiblement inspirée par le Pape. Cette lettre laisse à craindre que le Pape ne prenne publiquement position contre ces arrestations. Mais onze jours après, le 28 octobre 1943, second rapport infiniment plus rassurant. Tout danger est écarté du côté du Saint Siège : " Bien que pressé de toutes parts, le Pape s'est laissé entraîner à aucune réprobation démonstrative de la déportation des Juifs de Rome. " Tout au plus un communiqué a été publié dans l'Osservatore Romano " qui emploie le style propre au Vatican, c'est-à-dire un style très très contourné et nébuleux ". Et il ajoute :
" Il y a d'autant moins d'objection à élever contre les termes de ce message que seul un nombre restreint de personnes y reconnaissent une allusion spéciale à la question juive ". Paul Duclos visant ce texte du journal du Vatican, affirme au contraire : " Tout lecteur peut saisir les allusions aux événements actuels ". Le fait est que en tout cas, dans ce texte, on n'évoquait nullement les rafles précises du ghetto de Rome, mais qu'on restait une fois de plus dans les " généralités ".
II n'est pas douteux que Pie XII ait fait d'autres déclarations du même type (15), que seuls les initiés pouvaient percevoir. On a vu que ce style " très contourné et nébuleux " ne pouvait gêner personne. Or ce que nous attendions de Pie XII, catholiques ou non catholiques, c'était une réponse, un message, une proclamation dans le ton de ceux de Pie XI. Est est, non non. Ce qui est oui est oui, ce qui est non est non. II n'y a pas d'autre vérité, il n'y a pas d'autre amour, il n'y a pas d'autre charité. Entre la vérité et le mensonge, il ne peut subsister le moindre accommodement ; sinon, les mots de charité et de justice si souvent employés dans les messages du Pape sont de la fausse monnaie.
Reste la question de l'aide pratique apportée par le Vatican aux Juifs sous forme de charité. Il serait indécent d'en discuter le principe. Dans une certaine mesure le Vatican a contribué à la protection des Juifs, je dis bien dans une certaine mesure seulement. Un document manuscrit de Monteflore relate en détail cette aide apportée à Rome même : œuvre Saint Raphaël d'abord à l'usage des Juifs convertis, puis des Juifs non convertis, démarches pour permettre l'émigration de Juifs, réfugiés d'Allemagne, rapatriement de quelques Juifs de nationalité espagnole, offre par le Pape de verser à la communauté de Rome le complément de l'Or exigé par les Allemands, droit d'asile à quelques centaines de Juifs dans les dépendances du Vatican (16). A la Libération même la communauté de Rome manifesta sa reconnaissance au cours d'une cérémonie d'action de grâces à la Synagogue. Et notre auteur précise : " On peut même ajouter que la charité du Saint-Père ne fut pas sans influence sur la conversion du Grand Rabbin de Rome. Zolli, et de nombreux autres Israélites. " On le voit, notre auteur ne manque pas d'un certain humour involontaire. En tout cas, en ce qui concerne l'action de grâces c'est l'affaire des Juifs de Rome et non la nôtre.
Faut-il préciser que je n'entends traiter ici que de l'action de Pie XII. Et non de l'œuvre courageuse et héroïque des multiples prêtres, curés de campagne, directeurs de couvents, responsables d'organisations catholiques. Que cela soit dit une fois pour toutes, afin qu'aucune équivoque ne subsiste, et que l'on ne puisse nous accuser d'ingratitude.
Les clergés nationaux ont apporté ou non leur contribution à la lutte. Cela dépendait des conditions locales, de la structure sociale, du plus ou moins grand degré d'évolution de leur conscience. Ici on les a vus marcher contre la hiérarchie prudente ou collaboratrice. Là, ils ont franchement collaboré. N'est-ce pas l'épiscopat catholique de Croatie (où furent commis tant de crimes) qui déclarait en septembre 1945 :
" Nous admettons qu'il y ait des prêtres qui, égarés par la passion nationale, aient péché contre la loi sainte et la charité chrétienne et que pour cette raison, ils méritent de répondre de leurs actes devant la justice terrestre " (17).
Parlant de la résistance de certains clergés nationaux contre l'antisémitisme, Duclos déclare : " Aussi est-ce en toute justice qu'une part de cette résistance doit être portée à l'actif du Saint-Siège " (18). Non et non. Car en ce cas, il faudrait de la même manière, en toute justice porter
au passif du Saint Siège la collaboration du clergé croate au massacre des orthodoxes et des Juifs de Serbie.
Ce que nous attendions tous de Pie XII, c'était une parole sans équivoque. Elle n'est pas venue. C'est seulement aujourd'hui que nous commençons à soupçonner la ou les raisons sourdes d'un tel comportement. Il a suffi de trois jours en 1933 au Cardinal Pacelli, alors Secrétaire d'Etat au Vatican. Il a suffi de trois jours pour négocier, à peine avec von Papen, envoyé extraordinaire de Hitler, un concordat. Il n'a guère fallu plus de temps au Vatican pour obtenir en 1942, de Berlin " un accord autorisant les missionnaires catholiques du Russicum à se rendre dans les territoires occupés et mettant les territoires baltes dans la sphère de compétence de la Nonciature de Berlin " (19). Mais on n'a pas trouvé le moyen d'envoyer des aumôniers dans les camps de concentration. On n'a pas trouvé une minute pour rédiger une protestation solennelle, explicite, sans équivoque. Cet honneur revint au Cardinal Saliège.
Dans sa protestation publique du 23 août 1942 il déclara : " Les Juifs sont des hommes, les Juifs sont des femmes. Tout n'est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre ces femmes, contre ces pères et mères de famille. Ils font partie du genre humain. Ils sont nos frères comme tant d'autres. Un chrétien ne peut l'oublier. " Nous n'attendions pas autre chose, ni d'autres mots, sinon les mots vrais de toute éternité : est est, non non. Et cet honneur d'avoir sauvé l'honneur de I'Eglise restera au Cardinal Saliège, malgré les réserves qu'impose le contexte de cette proclamation.

L'épiscopat français approuvait-il le Statut des Juifs de Xavier Vallat ?

Reprenons en effet la chronologie, tout au moins dans la France de Vichy, que nous connaissons bien. Elle va nous permettre un sondage en profondeur assez révélateur.
3 octobre 1940, premier Statut des Juifs. 21 octobre 1940, circulaire de l'Instruction publique excluant les membres juifs des corps enseignants - 29 mars 1941, loi instituant le Commissariat général aux questions ,juives. - 2 juin 1941, nouveau Statut des juifs et le même jour, Loi ordonnant le recensement. - 21 juin 1941. loi ordonnant le numerus clausus pour les étudiants. - 29 mai 1942, ordonnance allemande prescrivant le port de l'étoile à partir de l'âge de six ans. - 7 juin 1942, port de l'étoile en zone occupée. Jamais, jamais, la hiérarchie (ni non plus le Saint Siège naturellement), jamais la hiérarchie, n'a protesté à aucune de ces mesures. Mais le 16 juillet 1942, un fait nouveau se produit. Brusquement, à travers le brouillard de la propagande, apparaît cette notion : que la discrimination conduit inexorablement à la persécution physique et à 1'extermination.
Le 16 juillet 1942, à quatre heures du matin, commence à Paris la première grande rafle, 100 000 Juifs, y compris de nombreux enfants sont rassemblés au Vélodrome d'Hiver. La rumeur se propage. L'émotion est profonde. L'indignation ne peut se contenir. Elle gagne la hiérarchie. Le 22 juillet 1942 se trouve réunie, comme elle l'est annuellement, l'assemblée des cardinaux et archevêques de France. Elle adopte une résolution, laquelle n'est pas destinée à la publication. Le Cardinal Suhard est chargé de la transmettre à Pétain. Elle dit : " Nous ne pouvons étouffer le cri de notre conscience ". Et l'on ajoute : " Nous vous demandons, Monsieur le Maréchal, qu'il vous plaise d'en tenir compte, afin que soient respectées les exigences de la justice et les droits de la charité ". Qu'est-ce à dire ? Cela signifie en clair (et la suite va vous le prouver) : Nous ne sommes nullement hostiles aux mesures discriminatoires (au nom des exigences de la justice), mais nous nous élevons contre les déportations (au nom des droits de la charité). C'est clair.
Le lendemain, 23 août 1942, Monseigneur Saliège se trouve à Toulouse. Il connaît la résolution adoptée la veille. Un visiteur lui fait part de ce qui se passe à Récébédou, dans son propre diocèse, d'où sont déjà partis deux convois de déportés. Il prend un papier, une plume, et, sans préméditation " par coup de tête et de cœur " comme l'écrit Jean Guitton (20), il rédige les 23 lignes célèbres sur " la personne humaine ". Le tout est admirable de ton, de style, de fond, sans aucune réserve. Les réserves sont-elles venues après ? Jean Guitton semble le croire. Quant à Xavier Vallat, il affirme que Mgr Saliège n'était nullement hostile aux mesures juridiques de discrimination. Celui-ci aurait déclaré, au cours de l'automne 1941, à l'émissaire de Vallat venu le consulter sur le Statut : " La position de M. Vallat, du point de vue de l'Eglise, est irréprochable " (21).
Mais continuons. Cette protestation, lue en chaire, est suivie d'autres : Mgr Théas, Mgr Delay Mgr Gerlier, Mgr Moussaron. Mais voyons de près quelques-unes de ces déclarations. L'affirmation quant à la charité nécessaire est nette. Mais le contexte est souvent fort curieux. Ainsi Mgr Delay :
" Nous reconnaissons bien que notre pays a le droit de prendre toutes mesures utiles pour se défendre contre ceux qui, en ces dernières années surtout lui ont fait tant de mal, et qu'il a le devoir le punir sévèrement tous ceux qui abusent de l'hospitalité qui leur fut si libéralement accordée ". Mgr Gerber : " Nous n'oublions pas qu'il y a pour l'autorité française un problème à résoudre, et nous mesurons les difficultés auxquelles doit faire face le gouvernement ".
Tout cela est étrange. Mais nous allons tout à fait comprendre quand nous prendrons connaissance du rapport de Léon Bérard, ambassadeur de France auprès du Saint Siège, adressé de la Cité du Vatican au Chef de l'État français (22). Le 7 août 1941, Pétain, qui éprouve quelques scrupules du côté de la conscience, écrit à son ambassadeur afin que ce dernier vérifie soigneusement si les mesures prises par le gouvernement français concernant les Juifs sont de nature à soulever des difficultés du point de vue catholique romain. Bérard lui répond par une première lettre. Il signale que " jamais il ne m'avait été rien dit au Vatican qui supposât de la part du Saint Siège, une critique ou une désapprobation des actes législatifs ou réglementaires dont il s'agit ". Et le 2 septembre 1941, ayant complété son information, il adresse un rapport très circonstancié, où rien n'est affirmé " qui n'ait été par moi vérifié auprès de représentants très autorisés du gouvernement de l'Eglise ". Inutile de préciser que ce rapport n'a été l'objet d'aucun démenti.
Que dit l'ambassadeur ? Premier point. L'Église condamne le racisme comme elle condamne le communisme. Second point. Cet enseignement ne comporte pas nécessairement condamnation de " toute mesure particulière prise par tel ou tel Etat contre ce que l'on appelle la race juive ". II s'en faut même de beaucoup. " Sa pensée comporte, là dessus, des distinctions et des nuances qu'il convient de noter. Quelles sont donc ces distinctions et nuances ? Notre auteur continue. Il faut se référer à Saint Thomas d'Aquin. Que dit donc saint Thomas d'Aquin ? Tolérance à l'égard des Juifs quant à l'exercice de la religion, mais aussi mesures de restriction dans le but de limiter leur influence et leur action dans la société. Et notre ambassadeur conclut :
" D'où il résulte qu'il est légitime de leur interdire l'accès aux fonctions publiques ; légitime également de ne les admettre que dans une proportion déterminée dans les universités (numerus clausus) et dans les professions libérales ".
Mais ce n'est pas fini. Troisième point. L'observation a trait à l'étude de la législation fasciste. La législation fasciste est très critiquable au point de vue catholique. Pourquoi ? Parce qu'elle prohibe le mariage entre aryens et juifs convertis. Or, cette disposition est en contradiction formelle avec le droit canon. Quatrième point. Quid en ce qui concerne la législation française ?
Y a-t-il contradiction entre le Statut des Juifs et la doctrine catholique ? Une seule, et Léon Bécard !e signale respectueusement au chef de l'État. Elle tient à ce que la loi du 2 juin 1941 définit le Juif par référence à la notion de race. Mais pour le reste, passons muscade. Le Saint Siège " considère qu'en portant de telles règles, un Etat use légitimement de son pouvoir, et que la puissance spirituelle n'a pas à s'ingérer, en telle matière, dans la police intérieure des États. D'ailleurs, l'Eglise n'a jamais professé que les mêmes droits devaient être accordés ou reconnus à tous les citoyens ". Conclusion et dernier point. " Comme quelqu'un d'autorisé me l'a dit au Vatican, il ne vous sera intenté nulle querelle pour le Statut des Juifs. " Vive donc la discrimination. Le Maréchal et Xavier Vallat peuvent dormir sur leurs deux oreilles. Deux recommandations toutefois : qu'on ne touche pas au mariage qui est un sacrement, et aussi " qu'il soit tenu compte, dans l'application de la loi, des préceptes de la justice et aussi de la charité ". Elle a bon dos la justice et aussi la chanté.
Xavier Vallat avait donc raison d'affirmer, au cours de son procès :
" Si j'avais reçu un avertissement quelconque, non pas même du Vatican, mais d'un représentant autorisé de la hiérarchie catholique en France, me disant : " Tel point de la législation est contraire au droit que reconnaît au pouvoir civil la doctrine catholique " ou j'aurais réformé ce point, ou, si je n'avais pu réformer ce point, je serais parti " (23).
Que faut-il dire de plus ? Notre cœur est lourd. Est-il donc vrai que, depuis Saint Thomas d'Aquin, la doctrine de l'Église n'ait pas changé quant au numerus clausus ? Les faits, les documents le démontrent, à sa honte, à sa grande honte. C'est l'Église, c'est bien elle, qui devrait figurer, les yeux bandés, au porche de la Cathédrale de Strasbourg.
A la rigueur, on peut concevoir qu'un tel comportement fut dicté exclusivement par le fait des circonstances exceptionnelles. A la rigueur on pourrait l'expliquer, sinon le justifer, car ces circonstances exceptionnelles étaient valables également pour nous, et ne justifièrent jamais les trahisons que nous pûmes commettre. Mais en 1953 la paix étant revenue, il n'y avait plus aucun danger. L'Église pouvait à nouveau parler librement, si tant est qu'elle devait se soumettre à l'ordre de César durant les années terribles.
Et bien, en 1953, dans la collection de l'Unesco (oui, de l'Unesco), dans la petite collection consacrée au racisme, le R. P. Congar a publié une étude relative à la doctrine catholique face à la question raciale. L'auteur estime liminairement que le problème de l'antisémitisme est particulièrement " complexe ". On sait ce que valent généralement de tels préambules. Voyons la suite. D'une part il est vrai que la protestation catholique contre l'antisémitisme est " nette, monolithique, absolue sur le terrain religieux ". Elle l'est tout autant sur " le terrain du respect de la personne humaine ". Mais son attitude est plus nuancée dès qu'on aborde l'aspect politique ou sociologique. Ainsi, dès avant 1939, les évêques de Hongrie ont pu accepter et approuver le numerus clausus.
Hélas, trois fois hélas, depuis le Moyen Age, l'Église n'a pas bougé. Elle est restée figée dans ses rancunes théologiques, dans la conception erronée de l'interprétation des prophéties, toute empêtrée encore dans les rêts d'un paganisme dont elle ne parvient à se libérer. Les silences du pape Pie XII ont une raison ou des raisons profondes. Elles sont structurées sur l'antisémitisme théologique, ce vieil antisémitisme religieux de l'Église catholique médiévale, celui là qui est une des sources les plus nocives de l'antisémitisme contemporain.
Malgré l'effort de ses élites, l'Église se révèle incapable de dépasser l'enseignement traditionnel et de réviser ses conceptions sclérosées. Pendant la guerre, pendant le massacre des innocents, le grand patron était saint Thomas d'Aquin. Durant l'affaire Finaly, nous avons eu droit à Saint Augustin et à ses monstrueuses doctrines concernant le baptême. Et en Israël ? Oui, en Israël ? Quel saint va-t-on donc invoquer ? Nous n'en avons pas fini avec Pie XII et le Vatican.
Le Vatican a reconnu tous les États arabes. En dix ans, il n'est pas parvenu à surmonter sa méfiance instinctive à l'égard des Juifs, celle que manifestait déjà 1e prédécesseur de Pie XII en 1904 lorsque Herzl vint lui rendre visite et lui exposer ses projets. Ici le refus obstiné de la reconnaissance diplomatique est motivé à la fois théologiquement et politiquement. Nous y reviendrons une autre fois, le cadre présent ne s'y prêtant pas.
Constamment, au cours de cette étude nous avons constaté l'usage immodéré des termes de justice et de charité. Or, selon la tradition juive, ces notions sont et demeurent inséparables. La faute suprême consiste à les dissocier. C'est ce que fait l'Eglise. C'est pourquoi l'Eglise tombe dans le piège de la plus monstrueuse idolâtrie. Car est perfide une conception qui permet à la fois de revendiquer la charité au nom de la dignité de la personne humaine, et de la rejeter au nom de la justice en tolérant ou en approuvant la discrimination.
Nous l'avons dit, et nous le répétons. Jamais nous ne reprocherons à un chrétien d'être fidèle à sa vocation chrétienne, à la très haute idée que nous nous faisons de la vocation chrétienne. Mais nous serons intransigeants pour toutes ses infidélités, ses déviations et ses hérésies. C'est nous qui sommes juges en l'espèce et non lui. Parlons plus bas, ayant dépassé 1a colère et le dégoût. Nous attendons du chrétien qu'il soit fidèle à son baptême, comme nous entendons l'être à notre alliance.

Repris avec l'aimable autorisation de L'Arche, revue du F.S.J.U.
L'Arche - novembre 1958, p. 20-23, 55.

(1) Charles-Roux. - Huit ans au Vatican. Flammarion, p. 251.
(2) in Léon Poliakov. - Bréviaire de la Haine. Calmann Lévy, p. X.
(3) Express, 9 octobre 1958.
(4) Observer, 12 octobre 1968.
(5) Charles-Roux, cité p. 376.
(6) Charles-Roux, cité p. 354.
(7) Charles-Roux, cité p. 370.
(8) Paul Duclos. - Le Vatican et la seconde Guerre mondiale. Pedone, p. 39.
(9) Duclos, cité p. 225.
(10) Duclos, cité p. 21.
(11) Duclos, cité p. 21.
(12) Duclos, cité p. 43.
(13) Duclos, cité p. 188.
(14) Cité par Léon Poliakov. - Le Monde Juif, décembre 1950.
(15) Duclos, cité p. 185 et s.
(16) Duclos, cité p. 191.
(17) Hervé Laurière. - Assassins au nom de Dieu. Ed. de la Vigie, p 158.
(18) Duclos, cité p. 191.
(19) Message de Pie XII cité Edmond Paris. Le Vatican contre la France. Fischbacher, p. 45.
(20) Jean Guitton. - Le Cardinal Saliège. Grasset, p. 163.
(21) Le Procès Xavier Vallat. Ed. du Conquistador, p. 294.
(22) Le monde juif, octobre 1946, et in Xavier Vallat, cité p. 500.
(23) Xavier Vallat, cité p. 110.

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