LES FILIERES VATICANES

DOSSIER GOLIAS

SHIMON SAMUELS (Centre Wiesenthal) : "IL EST URGENT QUE LE VATICAN OUVRE SES ARCHIVES"

M. Shimon Samuels est le responsable pour l'Europe du Centre Wiesenthal, organisme dont le travail consiste à rechercher les anciens nazis "accueillis" partout dans le monde.


Golias : Shimon Samuels, vous arrivez de Buenos Aires. Vous avez été le premier à consulter les archives concernant l'activité des nazis en Argentine après la guerre. Quelles sont vos premières réactions ?
Shimon Samuels : La consultation des archives, suite à leur ouverture autorisée par le président Menem, renforce les soupçons que nous avions au Centre Wiesenthal sur l'aide apportée par le Vatican aux criminels de guerre nazis, immédiatement après la guerre.

- De quelle aide s'agissait-il ?
- Pour bien comprendre la situation, il convient de faire un bref rappel historique. Le 15 mai 1947, Vincent La Vista, un agent des services secrets américains, consignait à H.J. Cummings du département d'Etat des Etats-Unis, un rapport sur les mouvements clandestins en Italie, immédiatement après la guerre. En effet, Washington craignait que les Russes puissent utiliser ces réseaux pour s'infiltrer aux Etats-Unis.
Ce sont trente cahiers ultra-secrets remplis de noms, prénoms, adresses, villes avec les points d'approvisionnement et d'aide à partir desquels les nazis - entre autres - ont réussi à faire oublier leurs crimes. C'était la "ligne des rats", la "route des souris" comme l'appelait La Vista. On la désignait aussi sous l'expression le "chemin des couvents", parce qu'elle était gérée par des prêtres, des évêques, des hommes d'Eglise...

" C'est le Vatican qui délivrait les pièces d'identité "

- Avant d'aller plus loin, il convient de préciser qu'à la fin de la guerre des milliers de personnes se trouvaient hors de leur patrie. Pour aider ces gens, Pie XII créa la "Commission pontificale pour l'assistance". Cette commission, avec le soutien des autorités alliées, devait aider en premier lieu les populations italiennes, mais aussi les réfugiés qui cherchaient asile en dehors de l'Europe. Vu l'ampleur de la tâche - cela concernait plusieurs milliers de personnes on peut facilement imaginer que des nazis aient pu s'infiltrer dans ces réseaux d'aide. Qu'en pensez-vous ?
- I1 ne s'agit pas de nier le grand travail humanitaire fait par le Vatican après la guerre. Au Centre Wiesenthal nous sommes les premiers à le reconnaître. C'est un point indiscutable: Ceci étant précisé, nous sommes convaincus aujourd'hui qu'un nombre non négligeable de criminels nazis a pu bénéficier de ces circuits. Le Vatican ne pouvait pas ne pas savoir l'existence de ces hommes, puisque c'était lui, par l'intermédiaire de ses filières, qui délivrait les papiers d'identité. II faut bien comprendre qu'à l'époque, outre sa mission normale de propagation de la foi, le Vatican poursuivait un second objectif : la lutte acharnée contre le communisme. Or si des représentants du Vatican ont utilisé le nazisme pour éliminer le communisme par le biais de ces réseaux d'aide, il serait souhaitable que le Saint-Siège s'exprimât sans ambages sur ce problème. Depuis que le monde est monde, chaque institution est responsable des faits et gestes de ses représentants. Et si le Vatican ne dit rien sur cette affaire, vous comprendrez qu'on ne peut qu'avoir des doutes sur ses véritables intentions.

- Revenons si vous le voulez bien, au rapport La Vista. L'avez-vous consulté ?
- Bien sûr. Au Centre Wiesenthal nous avons lu les trente cahiers de La Vista. Ils permettent d'identifier vingt deux filières qui ont permis entre autre aux nazis de trouver refuge en dehors de l'Europe. Chaque point de contact correspondait à une nationalité d'exilés. Les Autrichiens, par exemple, passaient par Mgr Hudal, via della Pace 24 ; les Croates par Mgr Magjerel, via Tomacelli 132 ; les Hongrois par Mgr Luttor, piazza riel Massimi 4 et le père Gallou, via del Parione 33 ; les Allemands par Mgr Heinemann, via della Pace 20 et le père Baier, via Piave 23, etc.

- Comment se déroulaient les opérations ?
- Le mécanisme état le suivant : le point de contact, un ecclésiastique, délivrait un document d'identité provisoire, non valable pour l'expatriation. Avec cette pièce ces hommes se rendaient à la Croix-Rouge internationale qui leur remettait un passeport. Ensuite l'organisation se débrouillait pour obtenir un visa.
On aidait donc les nazis à se procurer des papiers auprès de la Croix-Rouge. Je les ai vus dans les archives, à Buenos Aires. Ceci m'avait été confirmé dans le passé par Cornelio Sommaruga, alors secrétaire général de la Croix-Rouge. Durant ces années, aucun passeport n'a été donné sans le consentement des milieux proches du Vatican.

Le pape obsédé par le communisme

- Le pape s'occupait-il personnellement de ces affaires ?
- Non, je ne crois pas. Mais autour de lui, beaucoup de prélats protégeaient la fuite des nazis. C'est ainsi que le docteur Megelé trouva refuge en Argentine en tant que citoyen italien né à Trente avec un passeport de la Croix-Rouge établi au nom de Gregor Helmut. Joseph Schwammberger, le commandant du ghetto de Przemysl, qui se distrayait en abattant de sa propre main les hommes, voyagea avec un faux passeport italien. Walter Kutschmann, le sanguinaire Uatersturmfüher de la SS, circulait lui avec un passeport espagnol qui en faisait un prêle du nom de Pedro Ricardo Olmo... Henrich Müller a utilisé le "chemin des couvents" comme beaucoup d'autres encore.

- Les documents de La Vista sont-ils fiables ?
- Le Centre Wiesenthal n'a pas pour habitude d'utiliser des documents sans vérifier au préalable leurs sources.

" Les germes d'une grave crise "

- Le Vatican a pourtant démenti ces informations par l'intermédiaire de son porte-parole (membre de l'Opus Dei) M. Navarro Valls. De même l'historien du Saint-Siège sur cette période, le jésuite américain Robert Graham. Quelle est votre position ?
- Je crois que cette attitude n'est pas suffisante. Elle ne démontre rien et ne prouve en aucune manière le contraire de ce qui a été avancé. Aussi notre position au Centre Wiesenthal est celle-ci :
o Primo : le Vatican se doit d'ouvrir ses archives sur la période 1945-1950. Mais Mgr Pio Laghi le responsable au Vatican de la Congrégation pour les séminaires et les universités m'a expliqué que l'on ne pourrait pas accéder à ces archives avant... soixante ans ! Une telle position porte à moyen terme le germe d'une grave crise. Je ne dis pas cela pour les juifs, je pense d'abord aux catholiques. Ils ont le droit de savoir eux aussi.
o Secondo : les formulaires fournis aux réfugiés portaient l'entête du Vatican. Or, si le Saint-Siège pense qu'il y a eu des criminels de guerre nazis qui ont profité de son aide humanitaire, il doit le dire ouvertement. Nous n'accusons pas le Vatican, mais le fait qu'il finançait ces vingt-deux filières implique qu'il était directement responsable dans cette affaire. D'où l'urgence pour le Vatican d'ouvrir ses archives.
o Tertio : nous constatons qu'il y a une grave incohérence dans la politique vaticane. Que signifie la décision de béatification du père Maximilien Kolbe et de la religieuse Edith Stein, si dans le même temps au nom du Vatican des prélats de haut rang sont impliqués dans l'aide apportée aux criminels nazis ? Ceux-là même qui ont persécutés entre autres les deux personnalités évoqués... Il y a là, je le répète, une grave incohérence qu'il faudra bien un jour élucider. Tant que le Vatican ne fera pas la transparence sur cette affaire, il portera une lourde responsabilité s'il reste prostré dans son mutisme.

- Face à cette douloureuse histoire, peut on craindre qu'il y ait un jour une crise interconfessionnelle, une nouvelle crise entre judaïsme et christianisme ?
- Nous ne voulons pas créer une telle crise. Nous ne voulons pas d'une autre affaire, comme celle du carmel d'Auschwitz. Mais il est quand même étonnant de constater qu'à l'heure de la Glasnost la STASI, le KGB, l'Argentine du président Menen ouvrent leurs archives, alors que le Saint-Siège se refuse à toute transparence.

- Mgr J. Baptiste Montini - le futur Paul VI -, à l'époque un des personnages clés de la secrétairerie d'Etat au Vatican, était-il au courant de ce qui se passait dans ces réseaux d'aide ?
- I1 était l'un de ceux qui savaient. Vu le poste qu'il occupait (il dirigeait le 2° Bureau) il était particulièrement informé. Il a donc une responsabilité directe dans cette affaire. Il avait en tout cas la responsabilité de savoir ce qui se passait. Mais je vous le redis, nous ne voulons pas créer de controverses. Il faut travailler avec nous. Ensemble, nous devons obtenir l'ouverture des archives du Vatican pour permettre aux historiens de comprendre le pourquoi et le comment de cette histoire, afin d'accéder à la vérité.

Propos recueillis par Christian Terras.

Repris avec l'aimable autorisation de Golias.
Golias n° 29 - printemps 1992, p. 234-236.

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