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CRIMINEL NAZIS : LA ROUTE DES COUVENTS

Depuis quarante-six ans, Simon Wiesenthal parcourt le monde pour débusquer de leur cache les anciens nazis. Sa seule préoccupation : la justice, pas la vengeance. Ayant révélé la "route des couvents", Simon Wiesenthal réclame - depuis des années ! - que le Vatican ouvre ses archives. En vain. Il est vrai que sa reconstitution des complicités ecclésiastiques dans la fuite des nazis peut gêner... Voyage au bout de l'enfer.

L'Odessa

Le hasard voulu que je sois informé de l'existence de cette organisation dès sa création, ou presque : j'avais fait la connaissance, au procès de Nuremberg, d'un ancien membre du contre-espionnage allemand, qui m'avait été recommandé par des amis américains. Il avait, semble-t-il gardé suffisamment de relations avec ses anciens camarades pour être bien informé.
" Comment les cadres nazis ont-ils pu disparaître ? " lui demandai-je.
" Est-ce que le nom d'Odessa vous dit quelque chose ? " me demanda-t-il en réponse.
" Une très jolie ville ", répondis-je un peu perplexe.
Pendant les quatre heures qui suivirent, Hans(c'est ainsi que je le nommerai) me confia tout ce qu'il savait sur l'Organisation Der Ehemaligen SS-Angehöriger (l'organisation des anciens membres de la SS). Cette association ne vit le jour qu'en 1946, à une époque où de nombreux anciens cadres nazis étaient déjà détenus dans des camps de prisonniers ou dans des maisons d'arrêt. D'une façon ou d'une autre, ils parvinrent à prendre contact avec d'anciens camarades encore en liberté, qui formèrent des "comités de secours" aux prisonniers.
Sous couvert d'aide humanitaire, ces comités expédiaient de lettres, entraient en relation avec d'anciens SS et, surtout, recueillaient des fonds. Tout cela se faisait au vu et au su des Alliés, qui n'y voyaient que du feu, convaincus qu'on ne devait pas refuser aux nazis les bienfaits d'un ordre social humanitaire. Ces comités de secours obtinrent le soutien efficace de l'Eglise catholique, qui se rappela soudain son devon de charité chrétienne. Si, sous le régime nazi, elle n'avait pas fait grand-chose pour les prisonniers - et moins encore pour les internés des camps de concentration -, elle s'efforça semble-t-il de réparer sa négligence au profit des détenus des camps de prisonniers de guerre. Dans bien des cas, le soutien de l'Eglise dépassa de loin la simple tolérance à l'égard des comités d'aide aux prisonniers, pour aller jusqu'à la protection de criminels : ainsi, l'une des principales voies d'évasion fut la "route des couvents" entre l'Autriche et l'Italie. Des prêtres catholiques romains et surtout des franciscains aidèrent l'Odessa à faire passer les fugitifs de couvent en couvent, avant qu'ils ne soient pris en charge à Rome par l'organisation Caritas. Le plus connu de ces relais était un couvent franciscain de la Via Sicilia de Rome, qui devint un véritable camp de transit pour les criminels nazis. Le responsable de ce refuge avait rang d'évêque et venait de Graz : Aloïs Hudal s'est vanté plus tard dans ses mémoires d'avoir pu faire profiter de nombreux dignitaires du IIIe Reich de son "aide humanitaire". Il est difficile de comprendre les mobiles de ces prêtres. [...]
Plus j'en apprenais sur les activités de l'Odessa, mieux je comprenais que les Alliés aient mis si longtemps à en être informés : ce réseau était l'œuvre de véritable "pros" : d'anciens membres illégaux du parti nazi, des membres des services de sécurité, d'anciens agents secrets, des hommes qui s'étaient confirmés et illustrés dans l'administration du IIIe Reich ; ils mirent à organiser l'évasion de meurtriers la même perfection que celle qu'ils avaient mise alors à organiser l'extermination.
Au cours de mes recherches, j'allais rencontrer un homme qui fit preuve d'un talent exceptionnel dans ces deux domaines: l'Obersturmbannführer SS Walter Rauff.

Walter Rauff, l'inventeur du "camion à gaz"...

Grâce à l'un de ces hasards dans lesquels je vois un signe du destin, j'eus l'occasion à cette époque de me rendre plusieurs fois en Italie, sur les traces du gouverneur de Galicie, le Dr Otto Wächter. Celui-ci était parvenu à s'enfuir en passant par l'Italie, et j'appris alors que l'organisation qui avait facilité son évasion était dirigée par un Obersturmbannführer SS, qui s'appelait Rauff : l'inventeur du " camion à gaz " et le chef de l'Odessa n'étaient donc qu'une seule et même personne.
Rauuf était particulièrement qualifié pour remplir cette mission, car il connaissait bien l'Italie. En effet, à la fin de l'année 1942, Himmler et Kaltenbrunner (qui était devenu son nouveau supérieur à la mort d'Heydrich) le chargèrent de conduire en Italie les juifs de Tunisie, qui devaient être répartis ensuite dans les différents camps d'extermination. Rauff fut nommé chef de la police SS de Tunisie, et promit à son chef trois mille nouvelles victimes. Il accepta, semble-t-il, de réduire ce chiffre moyennant un important versement d'or quoi qu'il en soit, il ne livra que cent vingt juifs.
Lorsque Rommel perdit la bataille d'El-Alemein, Rauff dut quitter la Tunisie. Peu après son arrivée à Rome, il devint chef de la police SS de Milan. A la chute de Mussolini, les Allemands prirent le contrôle de l'Italie et Rauff en profita pour nouer des relations qui pourraient lui servir un jour : l'évêque autrichien de Rome, Aloïs Hudal, l'introduisit dans les milieux ecclésiastiques sympathisants. Ces contacts allaient se révéler fort utiles : à la fin de la guerre, Rauff fut arrêté et interné dans un camp de prisonnier de guerre, près de Rimini. Mgr Hudal et ses amis usèrent de leur influence pour le faire libérer très rapidement. Hudal se chargea alors personnellement de mettre Rauff en sécurité à Milan. Là, l'inventeur du camion à gaz entrepris d'organiser pour ses camarades ce qu'on appelerait la "voie romaine". L'arrière-plan politique qui facilita le camouflage de cette organisation fut l'établissement de régimes communistes ou semi-communistes en Europe de l'Est. Dans tous les Etats satellites des nazis, en Slovaquie, en Hongrie et en Croatie, les nouveaux dirigeants opérèrent des arrestations en masse, dont les premières victimes furent les anciens fascistes, depuis les membres de la garde de Hlinka en Slovaquie jusqu'aux "Croix fléchées" hongroises. Comme tous ces hommes étaient de bons catholiques, le Vatican créa des missions pour leur venir en aide (ce qu'ils n'avaient apparemment pas songé à faire pour les victimes du nazisme). Par l'intermédiaire de Mgr Hudal, Rauff entra en contact avec ces missions de secours et veilla à ce que ses camarades ne soient pas oubliés.
Les réfugiés n'avaient pas de papiers ; avec l'aide du Vatican et de la Croix-Rouge, on leur établit donc des cartes d'identité provisoires. Puis le Vatican leur procura des visas pour des pays d'Amérique du Sud, essentiellement l'Argentine.
Jusqu'à leur départ, les fugitifs se soustrayaient généralement à la justice dans des couvents, dont celui des franciscains de la Via Sicilia de Rome. L'embarquement avait lieu à Bari ou à Gênes. Bien souvent, on remettait aux fugitifs des passeports de réfugiés politiques qu'un secrétaire de l'archevêque, Mgr Guiseppe Siri, se procurait auprès de la Croix-Rouge. Le transport entre l'Italie et l'Amérique du Sud était assuré par l'organisation Caritas, qui ne remarqua apparemment pas qu'un grand nombre de ses protégés n'étaient absolument pas

Eichmann

Eichmann avait disparu de la région. Pendant les années qui suivirent, les seules informations qui me parvinrent à son sujet furent des rumeurs de la presse à sensation. On l'aurait aperçu au Caire, il aurait rencontré d'anciens camarades à Damas, il était en train de monter une légion allemande pour les Arabes. Tout cela me semblait peu vraisemblable ; un homme qui va jusqu'à refuser de se laisser photographier éviterait sans doute de faire parler de lui et d'attirer l'attention de la presse.
Du reste, le monde avait alors d'autres chats à fouetter c'était l'apogée de la guerre froide, qui avait dégénéré en une véritable guerre en Corée. En Europe, les Américains avaient compris que la République fédérale d'Allemagne allait être une alliée au moins aussi importante que l'Angleterre et la France - et peut-être plus sûre. On courtisait donc les ennemis d'hier. Les films de guerre américains eux-mêmes ne présentaient plus des monstres sanguinaires mais des officiers courageux, qui, par malchance, s'étaient trouvés à la solde d'un fou. Devant ce revirement, l'image d'un Adolf Eichmann pâlissait...
Chaque fois que j'essayais de remettre l'affaire sur le tapis devant mes amis américains, ils soupiraient : " Nous avons d'autres problèmes. "
Au début de 1951, un ancien membre du contre-espionnage, qui avait des amis à l'Odessa, me fit part de quelques hypothèses plutôt vague sur la fuite d'Eichmann : un comité croate l'aurait fait passer par la "route des couvents" jusqu'à Rome, où il serait arrivé à la fin de l'été 1950. Ce comité était dirigé par d'anciens partisans du chef du gouvernement croate de collaboration, Ante Pavélitch. Eichmann avait sans doute trouvé asile dans un couvent romain. " Le Vatican a dû lui procurer un passeport. Il en avait besoin pour obtenir un visa pour l'Amérique du Sud. "
Cette dernière information était sans doute la plus importante. Les Américains et les Israéliens affirmaient en effet qu'Eichmann s'était réfugié au Proche-Orient. Mon informateur était persuadé qu'il se trouvait en Amérique du Sud. A l'époque, tous les convois de l'Odessa se dirigeaient vers le Brésil ou vers l'Argentine. Cette supposition me paraissait aussi la plus vraisemblable. [...]
" Nous savons bien des choses sur l'évasion d'Eichmann. Nous savons par exemple que deux prêtres l'ont aidé, les pères Weber et Benedetti. Nous connaissons le couvent de capucins où il s'est réfugié. Nous ignorons, je dois l'avouer, le nom actuel d'Eichmann, mais nous avons en Amérique du Sud de nombreux camarades qui ne demandent qu'à nous aider " déclare à l'automne 1951 un ancien SS prêt à aider Simon Wiesenthal dans sa recherche du criminel nazi.[...]

Stangl

Une unité spéciale réunissait tous les patients destinés à l'euthanasie et les conduisait à la "maison de santé" la plus proche. Au début, on les y tuait par injections de produits toxiques.
Mais on ne s'arrêta pas là. Lorsque le IIIe Reich employa toute son énergie à trouver une solution à l'organisation de l'assassinat des juifs, Heydrich comprit que les "maisons de santé" qui se livraient à l'euthanasie pouvaient constituer des centres de formation, de perfectionnement et d'expérimentation idéals : on pouvait tester à Harteim ou à Hadamar ce qui serait appliqué plus tard à une échelle industrielle à Treblinka ou à Auschwitz. La salle d'expérimentation se trouvait dans la cave du château et était directement reliée à un petit four crématoire. C'est là que pour la première fois, le directeur de Harteim, le capitaine Christian Wirth, employa un gaz toxique pour tuer des malades. Leur agonie fut soigneusement chronométrée et photographiée, et les clichés furent envoyés à Berlin. J'ai rencontré plus tard l'homme qui avait été chargé sous la contrainte de prendre ces photographies et qui m'a fait découvrir l'existence d'Harteim.
En 1941,1e capitaine Wirth fut muté. Son successeur s'appelait Franz Stangl. Bien que les informations des autorités autrichiennes sur Harteim aient encore été fort maigres, Stangl fit l'objet d'un mandat d'arrêt et quitta donc le camp d'internement américain pour être transféré en détention préventive, afin d'être entendu par le Landesgeritcht de Linz. En ces temps-là, les détenus devaient participer aux opérations de déblaiement des gravats et de reconstruction des bâtiments endommagés par les bombardements. Stangl fut affecté à une brigade dont les membres n'avaient commis que des délits mineurs et où la surveillance était donc relativement lâche.
Le 30 mai 1948 au soir, il ne regagna pas sa prison, et personne ne remarqua sa fuite. Et lorsqu'on s'en aperçut, on ne s'en émut pas autrement. Aucun service américain n'en ayant été informé, j'appris assez tard que Stangl n'était plus sous les verrous. Je cherchais alors à avoir des nouvelles de sa famille, et des voisins m'apprirent que Mme Stangl avait quitté l'Autriche avec ses filles, le 6 mai 1949, pour une destination inconnue.
Bien plus tard, au cours de son procès, Stangl a raconté les grandes lignes de son évasion. Dès son séjour à Glasenbach, il avait appris que l'essentiel était d'arriver à Rome. Là, il trouverait une organisation religieuse qui pourrait l'aider. Les protestants devaient s'adresser au président Heinemann, les catholiques trouveraient refuge auprès de l'évêque autrichien Aloïs Hudal. Ces informations étaient exactes : Hudal procura à Stangl un passeport de la Croix-Rouge et le Kollegium Germanicum du séminaire allemand lui fournit un emploi en attendant qu'il puisse poursuivre son voyage.
Dans ses mémoires publiés à Graz en 1976 sous le titre Römische Tagebücher (Journal romain), Hudal se vantait d'avoir pu, après 1945, consacrer l'essentiel de son activité de charité aux anciens membres du national-socialisme et du fascisme, et plus particulièrement aux prétendus "criminels de guerre", et d'avoir pu, grâce à de faux papiers, en soustraire un bon nombre à leurs bourreaux et leur permettre de se réfugier dans des pays plus heureux. Pour Stangl, ce "pays plus heureux" fut la Syrie. On avait entre-temps obtenu des informations plus précises sur le camp d'extermination de Treblinka, et Franz Stangl était devenu l'un des criminels nazis les plus recherchés.[...]

Roschmann

Commandant en second du ghetto de Riga, à ce titre, il fut responsable de l'assassinat d'au moins trois mille huit cent juifs, dont huit cents enfants de moins de dix ans. I1 s'occupa également de la déportation d'un nombre indéterminé de juifs vers la camp d'extermination d'Auschwitz. Des documents mis à jour en 1960 vinrent augmenter encore le nombre connu de ses victimes. On imputa en effet à Roschmann l'assassinat de deux mille juifs inaptes au travail et l'organisation des terribles convois qui partirent de Dunamünde en Lettonie. En additionnant le chiffre connu des morts aux estimations minimales, il devait avoir environ trente-cinq mille êtres humains sur la conscience.
Peu après la guerre, comme ce fut le cas pour beaucoup de criminels nazis, le bruit courut, sans la moindre preuve, que Roschmann s'était fait prendre et avait été exécuté. En 1947, il réapparut cependant bien vivant, au milieu de sa famille à Graz. I1 fut immédiatement emprisonné. En fait, on ne lui reprochait pas alors les crimes qu'il avait commis à Riga, mais son appartenance à une organisation néo-nazie : c'était un ami de Théodor Soucek et un membre de son mouvement d'ordre social européen (le Sorbe). Tout un groupe de camarades de Soucek, anciens et nouveaux, fut arrêté ce jour-là à Graz et aux environs - dont Eduard Roschmann.
J'entretenais à l'époque des relations relativement étroites avec la police autrichienne ; c'est ainsi que j'appris cette arrestation et que je pus prendre une initiative : j'informai les Américains que l'on avait arrêté par hasard le commandant en second de Riga, et qu'ils feraient bien de s'en occuper s'ils ne voulaient pas courir le risque que les Autrichiens le relâchent. Ils suivirent mon conseil : ils informèrent les Britanniques, car Graz se trouvait dans leur zone d'occupation, et leur demandèrent de leur livrer Roschmann.
Au départ, celui-ci ne s'était pas trop inquiété, car il pensait n'être soupçonné "que" d'activités néo-nazies et avait été arrêté en même temps que deux cents de ses camarades. Mais un beau matin, lorsqu'un sergent et un soldat de l'armée britannique se présentèrent pour le conduire à Dachau, il prit soudain conscience du danger qu'il courait: la sévérité des sentences d u tribunal militaire américain qui siégeait dans l'ancien camp de concentration était bien connue des milieux nazis autrichiens.
Le transfert de Roschmann se fit en train, et pendant le trajet de Graz à Salzbourg, il eut tout le temps de réfléchir à ce qui l'attendait. Lorsque le train fit halte à Hallein, il demanda l'autorisation de se rendre aux toilettes - ce qui aurait û attirer l'attention de son gardien, car l'utilisation des toilettes est interdite pendant que les trains sont en gare. Mais le soldat britannique se contenta de faire le guet devant la porte
Roschmann en profita pour se glisser parla fenêtre qui donnait sur la voie et disparut dans la nuit d'hiver. [...]
A ce moment-là, il n'y avait évidemment plus aucune chance de reprendre Roschmann. Plusieurs années plus tard, j'appris qu'il avait gagné depuis Hallein un point de ralliement de nazis en fuite, à Ostermiething, à la frontière entre la Haute-Autriche et Salzbourg. Grâce à des mots de passe, que les anciens camarades se communiquaient entre eux, il put y justifier de son identité, et se cacha pendant quinze jours dans une briqueterie, en attendant de passer la frontière italienne avec le prochain convoi de l'organisation. Une fois en Italie, il trouva refuge, comme presque tous ses amis, dans le couvent de franciscains de la Via Sicilia à Rome, et profita de la protection de Mgr Hudal. Le bureau romain de Caritas organisa et paya son émigration vers l'Argentine. A son arrivée, il s'installa à Buenos Aires, Villa de Mayo. [...]
Simon Wiesenthal
Extrait de Les assassins sont parmis nous, Stock,1967.

Repris avec l'aimable autorisation de Golias.
Golias n° 29 - printemps 1992, p. 237-241.

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