HISTOIRE DE LA BIBLE EN FRANCE
ET FRAGMENTS RELATIFS À L'HISTOIRE GÉNÉRALE DE LA BIBLE
Daniel LORTSCH, Agent général de la Société Biblique Britannique et Étrangère
Préface de M. le pasteur Matthieu LELIÈVRE
1910
Quovadis partage la plupart des opinions de l’auteur, mais pas toutes.
Partie 4 : Les textes originaux et les traductions anciennes
Table des matières :
Retour à la table des matières générale de l’Histoire de la Bible de D. Lortsch
24 Fragments relatifs à l’Histoire générale de la Bible (Les Textes Originaux)
24.1 Les trois plus vieilles Bibles du monde
24.2 Comment le texte de l’Ancien Testament est venu jusqu’à nous
24.2.1 En premier lieu, ils ont fixé le texte sacré
24.2.2 En second lieu, ils ont copié le texte
24.2.3 En troisième lieu, ils ont annoté le texte
24.2.3.1 Des notes sur le contenu du texte.
24.2.3.1.2 Compte des expressions
24.2.3.1.3 Autre classe de notes
24.3 Aperçu sur l’Histoire du Nouveau Testament
24.3.2.3 Le Texte imprimé — «Texte Reçu»
24.4 De l’utilité des anciennes versions Bibliques
24.5 La version des Septante (Légende et histoire)
24.8.1 Premières versions latines
24.8.2 Origine et importance de la Vulgate
24.8.5 Une révision papale et ses suites
Avant l'invention de l'imprimerie, tout nouvel exemplaire des livres saints devait être copié à la main. Or, il était impossible que dans la copie d'un long manuscrit il ne se glissât pas des erreurs, et que dans une copie de cette copie il ne s'en glissât pas de nouvelles (*). On comprend donc que les manuscrits du quinzième siècle devaient être passablement fautifs. Il est vrai que ces erreurs sont généralement insignifiantes. Mais pour avoir, le plus exactement possible, le texte sacré original, une révision du texte des Bibles imprimées d'après ces manuscrits du quinzième siècle est indispensable.
(*) Voir, sur les variantes, point 24.3.2.2 du texte global = point 1.3.2.2 de la Partie 4 «Les textes originaux et les traductions anciennes»
Comment cette révision est-elle possible? On a trois sources d'information :
· Les manuscrits de la Bible dans les langues originales.
· Les anciennes versions de la Bible, dont l'une, les Septante, est antérieure à Jésus-Christ, dont d'autres sont de très peu postérieures aux temps apostoliques. Nous rejoignons ainsi par elles un texte très ancien,
· Les très abondantes citations des Écritures dans les écrits des Pères de l'Église, qui datent principalement des deuxième, troisième et quatrième siècles.
En comparant les données de ces trois sources d'information, inconnues, ou à peu près, au quinzième siècle, on peut arriver à établir un texte plus sûr que celui des manuscrits récents, où les erreurs ont pu s'accumuler, et d'après lesquels ont été imprimées nos premières Bibles protestantes.
La science qui étudie ces données s'appelle la critique du texte, ou «basse critique», comme on dit dans d'autres pays, par opposition à la «haute critique» qui s'occupe des questions, plus importantes, d'auteur, de date, d'authenticité.
Arrêtons-nous un peu sur la première de ces sources d'information.
La valeur d'un manuscrit est généralement en proportion de son âge. Comment cet âge peut-il se déterminer? La question est très complexe. Toutefois, le guide principal, c'est la forme des lettres. Les manuscrits les plus anciens sont écrits en lettres onciales, c'est-à-dire en lettres majuscules, environ de la dimension de l'épaisseur du pouce (uncia, en latin, signifie pouce), sans ponctuation, sans accents, sans division entre les mots, comme ceci
DIEUATANTAIMELEMONDEQUILADONNESONFILSUNIQUE
On économisait ainsi de l'espace, ce qui était nécessaire, vu la cherté des matériaux. De plus, les abréviations sont nombreuses.
Les manuscrits plus modernes sont écrits en écriture cursive.
Parmi les manuscrits anciens, il y en a trois qui dépassent tous les autres en importance: ce sont le Vaticanus, du quatrième siècle, le Sinaïticus, du quatrième ou cinquième siècle (*) et l'Alexandrinus, du cinquième siècle. Chose assez curieuse, la possession de ces trois manuscrits se trouve partagée entre les trois grandes branches de l'Église chrétienne. Le Vaticanus est entre les mains de l'Église catholique: il est conservé à la Bibliothèque du Vatican, à Rome. L'Alexandrinus appartient à la protestante Angleterre il est conservé au Musée britannique. Le Sinaïticus appartient à l'Église grecque : il est conservé à Saint-Pétersbourg.
(*) D'après Fritz BARTH (Einleitung in das Neue Testament, p. 406).
Le Codex Vaticanus (codex est le nom technique de ces anciens manuscrits) est donc la plus vieille Bible du monde. Il a dû être placé dans la bibliothèque du Vatican lors de sa fondation, en 1448, par le pape Nicolas V. Les autorités du Vatican l'ont pendant longtemps gardé d'une manière un peu trop jalouse. L'accès en était interdit, même aux savants. L'un d'eux, pourtant, le Dr Tregelles, put pénétrer jusqu'à lui, mais tout d'abord on fouilla ses poches, on lui enleva plume, encre, papier. Deux prêtres chargés de le surveiller cherchaient à le distraire s'il paraissait trop occupé à examiner un passage, et même allaient jusqu'à lui enlever le livre. Depuis, le pape Pie IX a fait faire de ce manuscrit d'excellents fac-similés que l'on peut trouver dans les principales bibliothèques de l'Europe.
Le manuscrit n'est pas complet. Il y manque Genèse 1-46, les psaumes 105 à 137, et la fin du Nouveau Testament à partir de Hébreux 11, 14 (où le manuscrit s'arrête au milieu du mot «purifiera»). Tout le reste manque (ou est d'une écriture plus récente). Marc 16, 9-20 est omis. Mais un espace blanc est réservé, à cet endroit, ce qui montre que le copiste connaissait le passage, mais ne savait s'il devait l'insérer ou non. Le Sinaïticus l'omet également. C'est pour cela que ce passage est entre crochets dans les éditions modernes du Nouveau Testament, «comme manquant dans les plus anciens manuscrits», ainsi que s'exprime la version révisée anglaise.
L'écriture est délicate et belle. Malheureusement, un copiste du dixième siècle, de crainte, probablement, que l'écriture ne s'altérât, a tout repassé grossièrement avec une encre fraîche. Sa crainte était vaine, car ici et là des mots qu'il a laissés tels quels, parce qu'ils étaient écrits en double, sont restés clairs et lisibles malgré les quinze cents ans écoulés.
Le Vaticanus a probablement été écrit en Égypte, dans le cercle d'Athanase.
Ce manuscrit doit son nom à l'endroit où il a été découvert d'une façon tout inattendue, presque dramatique, par le grand savant Tischendorf. Ce dernier se trouvait, en 1844, en quête d'anciens manuscrits de la Bible, au couvent de SainteCatherine, au pied du mont Sinaï. Il n'y avait rien trouvé, quand il aperçut au milieu de la grande salle un panier plein de vieux parchemins. Le bibliothécaire lui dit qu'on avait déjà employé pour allumer le feu deux paniers de ces vieux papiers. Quelle ne fut pas la surprise de Tischendorf en trouvant dans ce panier une quantité de pages d'un manuscrit de la version des Septante! Il n'avait jamais rien vu qui eût un cachet si prononcé d'antiquité. On lui permit de prendre une quarantaine de feuilles, mais il ne sut pas déguiser sa joie, et les moines, soupçonnant la valeur du manuscrit, refusèrent de lui en donner davantage.
Tischendorf retourna en Allemagne, où il fit avec sa découverte grande sensation dans le monde savant. Il prit soin, toutefois, de ne pas dire où il l'avait faite, car il espérait encore mettre la main sur le reste du manuscrit. Bien lui en prit, car le gouvernement anglais chargea immédiatement un savant de visiter l'Orient et d'acquérir tout manuscrit grec de valeur sur lequel il mettrait la main. Tischendorf avait grand peur que le savant anglais ne découvrît le vieux parchemin du mont Sinaï, mais l'autre ne découvrit rien.
Tischendorf essaya, par l'entremise d'un ami influent qu'il avait à la cour d'Égypte, de se procurer le reste du manuscrit, mais sans succès. «Les moines, lui écrivit son ami, connaissent maintenant la valeur de ces parchemins, et ils ne s'en déferont à aucun prix». Tischendorf retourna au couvent, mais n'y put trouver qu'une seule feuille avec onze lignes de la Genèse, par où il vit que le manuscrit avait contenu tout l'Ancien Testament.
Quinze ans s'écoulèrent, pendant lesquels Tischendorf sut éveiller l'intérêt et se concilier la sympathie de l'empereur de Russie. En 1859, il est de nouveau au couvent, cette fois avec une commission de l'Empereur. Toutefois il ne trouve presque rien qui ait de la valeur, et il a pris toutes ses dispositions pour repartir, quand survient un événement inattendu.
La veille même de son départ, il faisait dans les jardins du couvent une promenade avec l'économe, et, celui-ci, en rentrant, l'invitait à entrer dans sa cellule pour lui offrir quelques rafraîchissements. À peine étaient-ils entrés que le moine lui dit : «Moi aussi, j'ai lu un exemplaire de ces Septante». Et, ce disant, il descendit d'une étagère un gros paquet enveloppé d'un drap rouge, qu'il plaça sur la table. Tischendorf ouvrit le paquet, et, à sa grande surprise, y trouva non seulement les fragments du manuscrit des Septante qu'il avait vus quinze ans auparavant, mais aussi des fragments étendus de l'Ancien Testament, le Nouveau Testament tout entier, une partie des Apocryphes et deux écrits des Pères de l'Église (l'épître de Barnabas et une partie du pasteur d'Hermas).
Plein de joie, mais d'une joie que, cette fois, il eut assez d'empire sur lui-même pour dissimuler, il demanda, d'un ton indifférent, la permission d'emporter le paquet dans sa chambre pour l'examiner à loisir. «Et là, dit-il, seul avec moi-même, je m'abandonnai aux transports de ma joie. Je savais que je tenais entre les mains un des plus précieux trésors bibliques qui existassent, un document qui, en antiquité et en importance, dépassait tout ce que j'avais vu pendant vingt années d'études».
Grâce à l'influence de l'empereur de Russie, il réussit à obtenir le précieux manuscrit. La générosité du souverain permit d'en publier, en 1862, un élégant fac-similé en quatre volumes in-folio. Trois cents exemplaires furent tirés, dont cent furent donnés à Tischendorf, qui en vendit la plupart, tandis que les deux cents autres furent distribués comme cadeaux par le gouvernement russe. On trouve de ces fac-similés dans les grandes bibliothèques de l'Europe (*). L'original est conservé, comme un trésor littéraire sans prix, à la Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg.
(*) La Société biblique protestante de Paris en possède un dans son inestimable collection de Bibles. Cet exemplaire lui a été offert par l'empereur de Russie Alexandre II.
Le Codex Alexandrinus a été donné à Charles 1er d'Angleterre, en 1628, par Cyrille Lucar, patriarche de Constantinople, qui l'avait probablement rapporté d'Alexandrie. Sur la première page se trouvent écrits en arabe ces mots : «Écrit par Thekla, le martyr. Il manque Matthieu 1 à 25 et Jean 6 v. 50 à 8 v. 52».
Ce manuscrit a été écrit en Égypte ou en Palestine.
L'Ancien Testament nous a été transmis par les Massorètes. La Massore (c'est-à-dire tradition) est l'ensemble de tous les renseignements concernant le texte sacré, longtemps conservés par la tradition orale. Les Massorètes, docteurs juifs dont l'activité s'étend du cinquième au dixième siècle après Jésus-Christ (à Tibériade et à Babylone), ont fixé ce texte, en même temps qu'ils nous ont transmis cette tradition par écrit et l'ont enrichie.
D'un côté, il est prouvé que le texte hébreu actuel n'est pas identique au texte des manuscrits originaux. Cela ressort soit du fait que la version des Septante, qui remonte à deux ou trois cents ans avant Jésus-Christ, suppose un texte différent de notre texte hébreu actuel, soit de l'étude de ce texte hébreu lui-même. Ainsi, Josué 15, 32, il est dit que les villes de Juda dans le Negueb sont au nombre de vingt-neuf. Or, si on les compte, on en trouve trente-six. Si on compare les passages 1 Chroniques 8, 29-38 et 9, 35-44, qui donnent tous deux la généalogie de Saül, on n'y trouve pas moins de onze divergences. Nous sommes évidemment, ici, en présence de fautes de copistes.
D'autre part, l'étude des manuscrits hébreux prouve que tous ces manuscrits sont issus d'un original unique.
D'où il est aisé de conclure qu'à un moment donné un manuscrit a été choisi comme archétype, et que tous les autres ont été éliminés, détruits.
C'est ainsi que les massorètes, desquels procède le texte actuel de l'Ancien Testament, ont fixé ce texte. Voilà comment il se fait que le texte de l'Ancien Testament est dépourvu de variantes, tandis que le texte du Nouveau Testament, dont nous possédons des manuscrits nombreux et divers, en a de très nombreuses.
Aucun mot ne devait être écrit de mémoire. Le copiste devait regarder attentivement le mot à copier et le prononcer oralement. Avant d'écrire un des noms de Dieu, il devait se recueillir solennellement et laver sa plume. Avant d'écrire le nom ineffable de Jéhovah (que les Israélites, par respect formaliste, ne prononcent jamais, mais remplacent par le nom d'Adonaï, Seigneur), il devait se laver tout le corps. La seule encre employée devait être une encre noire, pure, faite de suie, de charbon et de miel. Le parchemin devait être la peau d'un animal pur préparée spécialement par un Israélite. Les différents parchemins qui composaient le manuscrit devaient être attachés ensemble par des cordons faits avec les tendons d'animaux purs. Le manuscrit était examiné dans les treize jours qui suivaient son achèvement. D'après certains écrivains, une erreur d'une seule lettre rendait le manuscrit inutilisable. D'après d'autres, on pouvait corriger jusqu'à trois erreurs par parchemin. et s'il y en avait davantage, l'exemplaire était rejeté comme profane.
Ils ont rédigé :
Ils ont compté combien de fois chaque lettre revient dans l'Écriture. Ainsi la lettre aleph revient 42.377 fois, la lettre beth 38.218 fois, etc. Le nombre total de lettres de l'Ancien Testament est de 815.280. Le but de ce calcul était de prévenir l'addition ou l’omission d'une seule lettre.
2) Ils notaient combien de fois tel mot ou telle expression revient dans l'Écriture. Si ce n'est qu'une fois, la note dit: «Pas d'autres». Si c'est plus souvent, la note dit : «Trois, quatre, cinq fois, etc».
Ainsi pour les mots: «l'Esprit de Dieu», la note dit: «Revient huit fois», et indique les endroits. Partout ailleurs, il y a «l'Esprit de l'Éternel» (Jehovah). La note est destinée à empêcher le copiste de commettre une erreur facile en reproduisant l'expression sous sa forme la plus ordinaire. On trouve aussi des notes comme celles-ci: «Il y a deux versets dans la Thorah (le Pentateuque) qui commencent par un M. Il y en a onze où la première et la dernière lettre sont un N. Il y en a quarante où le mot lo (non) se retrouve trois fois».
Voici un exemple curieux d'une autre classe de notes.
Dans Josué 9, 1, se trouvent énumérés, selon leur nationalité, les rois de six peuples différents. «À la nouvelle de ces choses, tous les rois, le Hétien et l'Amorréen, le Cananéen, le Phérézien, le Hévien et le Jébusien, s'unirent…» (c'est ainsi que les Massorètés lisaient le passage). Le mot et ne s'y retrouve que deux fois, avant le second et avant le sixième nom. N'était-il pas inévitable qu'une fois ou l'autre un copiste, dans un moment de négligence, déplaçat ces deux petits mots? (En hébreu la conjonction et est exprimée par une seule lettre, un v assez semblable à notre i).
Pour parer à ce danger, voici l'expédient auquel les Massorètes eurent recours. À ce verset, ils mirent une petite note ainsi conçue «L'or pour les rois», en indiquant le passage Nombres 31, 22 «L'or et l'argent, l'airain, le fer, l'étain et le plomb». Dans ce passage, il y a six noms, et la conjonction et se trouve devant le second et devant le sixième, tout comme dans Josué 9, 1. Ainsi ces deux passages devaient se contrôler l'un l'autre. Il était peu probable qu'une erreur se produisît dans les deux. D'ailleurs l'attention du copiste était éveillée, et c'était suffisant.
Les Massorètes avaient compté les versets, les mots, aussi bien que les lettres. Ils ont trouvé 23.206 versets dans l'Ancien Testament. Ils indiquent la lettre du milieu dans chaque livre ou collection de livres (pour le Pentateuque, la lettre du milieu est dans le mot ventre, Lév. 11, 42), le mot du milieu (pour le Pentateuque, c'est chercha dans Lév. x, 16), le verset du milieu (pour le Pentateuque, c'est Lév. 8, 8). Ils avaient aussi compté les versets, mots, lettres, de chaque section.
Quand une correction semblait s'imposer, ils ne l'introduisaient jamais dans le texte, tel était le respect qu'ils avaient de celui-ci. Ils maintenaient les consonnes du mot dans le texte, plaçaient en marge les consonnes du mot rectifié, et mettaient les voyelles du second sous les consonnes du premier (voir plus bas). On ne pouvait lire le premier, naturellement, sans regarder le second. Le premier s'appelait kethib (ce qui est écrit), le second, keri (ce qui doit être lu).
On ne peut que se féliciter de la méthode suivie par les Massorètes. Si, avec leur connaissance imparfaite de la critique du texte, ils avaient corrigé le texte lui-même, ils auraient sans doute fait plus de mal que de bien. Avec le système qu'ils ont adopté, nous avons sous les yeux, en même temps, leur opinion et l'ancienne leçon, et nous pouvons choisir.
Voici un exemple : Job 13, 15, nous lisons, dans Ostervald : Quand même il me tuerait, je ne cesserais d'espérer en lui. Segond traduit : Voici, il me tuera, je n'ai rien à espérer. Cette différence vient de ce qu'Ostervald a adopté la correction marginale des Massorètes (lo, orthographié de manière à signifier : en lui), tandis que Segond s'en tient à la leçon du texte (lo, orthographié de manière à signifier : non).
En quatrième lieu, ils ont inventé les points-voyelles. Jusque vers l'an 500 après Jésus-Christ, les manuscrits des livres saints de l'Ancien Testament étaient dépourvus de voyelles. La prononciation était donnée par la tradition. Les Massorètes, pour fixer la prononciation, inventèrent un système de points-voyelles, ainsi appelés parce que leurs voyelles sont des points, ou de tout petits traits, qui sont placés sous ou dans les lettres. Eux-mêmes ne reconnurent à ces voyelles qu'un caractère tout humain. Elles n'ont jamais été introduites dans les manuscrits sacrés destinés aux Synagogues.
Dans certains mots, une légère modification des voyelles donne un sens différent. Genèse 47, 31, nous lisons : Israël se prosterna sur le chevet de son lit. Dans Hébreux 11, 21 : il adora appuyé sur l'extrémité de son bâton. Le mot traduit ici par bâton, là par chevet, se lit dans le manuscrit hébreu sans voyelles: mtth. Les Massorètes ont ajouté les voyelles i et a, ce qui fait mittah, lit, tandis que les auteurs de la version des Septante, que cite l'épître aux Hébreux, lisaient le même mot avec les voyelles a et e, ce qui fait matteh, bâton.
En cinquième lieu, enfin, les Massorètes inventèrent un système compliqué d'accents, qui indiquent les nuances de sentiment, d'énergie, à mettre dans la lecture à haute voix et couchent presque la parole vivante sur le papier. Il paraît que rien n'est beau comme d'entendre un juif cultivé, capable d'émotion, d'enthousiasme, lire l'Ancien Testament en se conformant à ces accents.
Le plus ancien manuscrit hébreu connu est le Codex Babylonicus (*). Il contient les prophètes, d'Ésaïe à Malachie. Les savants sont d'accord pour lui assigner la date de 916. Il est à la Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg.
(*) Le plus ancien parmi les manuscrits datés. On voit au Musée britannique un magnifique manuscrit du Pentateuque, non daté, auquel on attribue comme date de 820 à 850.
On a découvert, il y a quelques années, en Égypte, des fragments de papyrus qui contiennent presque tout le Décalogue en hébreu, et le Schema (écoute... Deut. 6, 4-9). On suppose qu'ils sont du commencement du second siècle. Ils sont en tout cas antérieurs de cinq ou six siècles au Codex Babylonicus. Ils se trouvent à la bibliothèque de l'Université de Cambridge.
Dans les premiers temps de l'âge apostolique, la grande autorité, au sein de l'Église, c'est le Seigneur. Cette autorité est égalée à celle de Dieu lui-même parlant dans les oracles de l'Ancien Testament (1 Cor. 7, 10; 9, 14). Encore au second siècle, on trouve chez le plus ancien historien ecclésiastique, Hégésippe (mort en 180), cette expression : «La loi, les prophètes, et le Seigneur».
D'après Luc 1, 3-4, les souvenirs du ministère du Seigneur furent d'abord transmis par les témoins oculaires de son activité, puis recueillis et rédigés sans ordre, par «plusieurs» — ce qui était tout naturel, puisque tous les chrétiens ne pouvaient entendre les témoins, et que ceux-ci disparurent peu à peu, — puis racontées «d'une manière suivie» par les évangélistes. Ces évangélistes, en prenant la plume, se proposaient soit de contribuer à l'édification des chrétiens, soit d'amener ceux du dehors à reconnaître que Jésus était le Fils de Dieu. Tels furent les premiers éléments de ce qui devint plus tard le Nouveau Testament.
En même temps que les paroles du Seigneur, mais plus lentement, les écrits des apôtres s'imposèrent à l'attention des églises. Les lettres de Paul étaient lues dans les églises auxquelles elles étaient adressées, et communiquées à d'autres églises (Col. 4, 16). Plus tard vinrent les épîtres catholiques, adressées à tous les dispersés, et l'Apocalypse. Ces écrits étaient lus au culte public (*), comme la Loi et les prophètes dans les synagogues.
(*) Apocalypse 1, 3 : Heureux celui qui lit et ceux qui entendent... Allusion évidente à la lecture publique.
Toutefois, pendant longtemps, il n'y eut pas de recueil proprement dit, encore moins un recueil uniforme, et moins encore un recueil ecclésiastique. Divers livres étaient utilisés, comme l'épître de Clément, l'épître de Barnabas, le pasteur d'Hermas, qui ne figurent pas dans notre Nouveau Testament.
À mesure que les communautés chrétiennes devenaient plus considérables et entraient davantage en contact avec les courants intellectuels de leur temps, la liberté dans l'emploi des livres sacrés de la nouvelle alliance n'était pas sans offrir de sérieux inconvénients. À la faveur de cette liberté et de cette incertitude, les tendances les plus diverses et les plus fâcheuses pouvaient se manifester et se légitimer. Dans les livres alors en usage, on pourrait citer bien des assertions étranges et antiévangéliques. Le danger devint aigu quand se prononcèrent deux mouvements d'inspiration opposée, d'un côté celui des gnostiques, qui rejetaient l'Ancien Testament et la tradition des douze, ne retenaient que les épîtres de Paul et l'Évangile de Luc, et méconnaissaient l'origine spécifiquement divine du christianisme, — d'un autre côté celui des Montanistes, qui prétendaient créer un prophétisme nouveau et exagéraient le spiritualisme évangélique. L'hérésie obligea l'Église à se défendre, et, pour se défendre, à délimiter les livres qui devaient faire autorité.
Nous ne pouvons raconter ici en détail l'histoire de la formation du Nouveau Testament (*). Qu'il nous suffise de dire qu'à la fin du second et au commencement du troisième siècle, on constate l'existence d'une collection proprement dite, d'un canon du Nouveau Testament, dans les écrits d'Irénée (140-202), de Tertullien (160-220), dans le fragment de Muratori (même époque), pour l'Occident, de Clément d'Alexandrie († 216) et d'Origène (185-254), pour l'Orient. C'est encore une période de formation.
(*) On la trouvera brièvement et clairement exposée dans le livre de M. Henri Monnier : Qu'est-ce que la Bible ? (Foyer Solidariste).
Vers le milieu du second siècle il n'y a encore qu'une ébauche de ce que sera le Nouveau Testament. La plupart des éléments qui le constituent sont là, mais en désordre... Vers la fin du second siècle, on est d'accord, un peu partout, sur l'étendue du Nouveau Testament, et il comprend tout l'essentiel du nôtre» (*1). D'après Barth (*2), on peut parler de l'an 180 comme d'une date approximative pour la formation d'une collection des écrits du Nouveau Testament.
(*1) Henri MONNIER, Qu'est-ce que la Bible ? pages 51-61.
(*2) Einleitung in das Neue Testament, de Fritz BARTH. C'est cet ouvrage, le plus récent sur la matière, qui a été notre principale source dans la rédaction de ce fragment.
Le critère auquel on eut recours pour le choix des livres, ce fut l'origine apostolique des écrits. De là des hésitations, des flottements, pour la seconde épître de Pierre, l'épître de Jacques, les deux dernières épîtres de Jean et l'Apocalypse, l'origine apostolique de ces écrits n'étant pas universellement admise. Quant aux Évangiles de Marc et de Luc, ils étaient trop consacrés par l'usage pour qu'on pût hésiter à leur sujet.
Si l'on demande à qui est due la première formation de cette collection, il semble que certaines pages d'Irénée et de Tertullien fournissent les éléments d'une réponse. Nous voulons parler des passages où ces Pères apostoliques parlent avec insistance des évêques comme héritiers de la succession apostolique et gardiens de la foi, et des passages où ils attribuent une importance particulière aux communautés d'origine apostolique. On peut conclure de ces affirmations que les évêques des églises apostoliques de l'Asie Mineure et de la Grèce, églises particulièrement considérées, intervinrent, d'accord avec l'évêque de Rome, soit oralement, soit par écrit, pour arrêter le canon. Dans l'état actuel de nos connaissances, nous ne pouvons rien dire de plus précis.
C'est dans le cours du quatrième siècle que fut achevée la formation du canon, sous l'influence de trois hommes: Athanase, Jérôme, Augustin. Athanase réussit à faire accepter l'Apocalypse par les églises d'Orient, où elle n'était généralement pas admise. De même, son influence, aidée de celle de Jérôme, fit admettre par les Églises d'Occident l'épître aux Hébreux. C'est grâce à lui également que la seconde épître de Pierre, celle de Jacques, celle de Jude, les deux dernières de Jean, furent admises en Occident. En 382, un synode, à Rome, sous l'influence de Jérôme, fixe la liste des 27 livres du Nouveau Testament. Après Athanase et Jérôme, c'est saint Augustin qui a le plus contribué à faire l'unité dans l'Église sur la question du canon. Sous son influence, le concile d'Hippone, en 393, arrêta la collection de 27 livres canoniques «en dehors desquels il n'était permis de rien lire dans l'Église». Un dernier indice des hésitations de jadis fut la manière dont on désigna l'épître aux Hébreux : «13 épîtres de Paul, et une, du même, aux Hébreux», et l'autorisation de lire les Actes des Martyrs aux anniversaires de ces martyrs. Le concile de Carthage, en 419, formula le canon en parlant nettement de quatorze épîtres de Paul et en rejetant les Actes des Martyrs. Ce décret fut sanctionné par le pape Gélase (492-496).
Dans les deux premiers siècles, on écrivait surtout sur du papyrus, d'un seul côté, avec un style de roseau et de l'encre de suie. Plusieurs morceaux de papyrus étaient joints ensemble, et la feuille ainsi obtenue était fixée par le côté droit à une baguette autour de laquelle on la roulait. C'était le tomos (grec), ou volumen (latin), que l'on enfermait dans une boîte. On ne possède aucun des manuscrits originaux, ni aucune des copies faites pendant les premiers siècles, ce qui s'explique en partie par la nature peu résistante du papyrus. Dès le troisième siècle, on employa les peaux d'animaux, ou parchemins. On en faisait des cahiers de trois ou quatre feuilles (terniones, quaterniones), qui, réunis, formaient un codex, généralement de la grandeur d'un de nos in-folio. Chaque page était partagée en plusieurs colonnes (de deux à quatre). Telles furent les cinquante copies de la Bible qu'au quatrième siècle Eusèbe de Césarée fit confectionner sur l'ordre de l'empereur Constantin, et qui furent confiées aux églises de Constantinople. Les riches faisaient faire des exemplaires écrits en lettres d'or ou d'argent sur parchemin de pourpre. Ceux, au contraire, pour lesquels le parchemin ordinaire était trop cher se procuraient un parchemin ayant déjà servi dont ils faisaient disparaître l'écriture, pour y coucher un nouveau texte. Ces manuscrits se nomment palimpsestes. L'ancienne écriture ne peut, le plus souvent, être reconstituée que par des procédés chimiques. Le papier (papier de coton ou de lin) ne fit son apparition qu'à partir du huitième siècle. Il fut importé de Chine.
Au point de vue de l'écriture, les manuscrits se divisent en deux catégories, manuscrits en lettres onciales et manuscrits en lettres cursives. Jusqu'au neuvième siècle, ils sont en lettres onciales. On compte environ cent trente de ces manuscrits. Voici les plus anciens : (*)
(*) Nous avons déjà parlé des trois premiers de ces manuscrits, point 24.1 à 24.1.3 du texte global = points 1.1 à 1.1.3 de la Partie 4 «Les textes originaux et les traductions anciennes».
Le Codex d'Ephrem, palimpseste, du cinquième siècle, écrit probablement en Égypte. Il manque environ les trois huitièmes du Nouveau Testament.
Ce manuscrit est à la Bibliothèque nationale de Paris (*).
(*) Fonds grec, n° 9. Musée, armoire XVII, n° 72.
Le Codex Bezae, du sixième siècle. Il provient de Lyon. Il fut offert par Théodore de Bèze (*) à l'université de Cambridge, dans la bibliothèque de laquelle il est conservé. Il contient les Évangiles et les Actes des Apôtres, avec des lacunes. Il est en grec et en latin. Aucun manuscrit ne contient des variantes aussi originales.
(*) Théodore de Bèze dit qu'il provient de l'abbaye de Saint-Irénée, et qu'il l'eut en 1562. Or cette même année, cette abbaye fut pillée par les troupes du baron des Adrets. Il parait donc certain qu'un soldat de des adrets, après s'être emparé de ce manuscrit, en fit don à Théodore de Bèze.
Le Codex Claromontanus, du sixième siècle, en grec et en latin. C'est la suite du manuscrit précédent. Il appartint aussi à Théodore de Bèze. Il contient les épîtres de Paul. Il est conservé à la Bibliothèque nationale de Paris (*).
(*) Fonds grec, no 107. Musée, armoire XVII, no 73.
Tous les manuscrits en lettres onciales postérieurs au septième siècle dérivent de l'Église grecque, seule en état, alors, de conserver et de reproduire le texte original du Nouveau Testament.
Les manuscrits en écriture cursive font leur apparition au neuvième siècle. C'est à ce moment que fut inventée cette écriture, qui permettait d'écrire chaque mot d'un trait et d'économiser l'espace. Grâce à ces deux innovations, qui datent à peu près de la même époque, l'écriture cursive et le papier, le nombre des manuscrits augmenta considérablement. Jusqu'à l'invention de l'imprimerie, on en compte environ 3.700 en écriture cursive.
Il faut mentionner, en outre, les lectionnaires, exemplaires destinés à servir à la lecture publique dans les églises et ne contenant que les péricopes ecclésiastiques. Les uns sont en lettres onciales, les autres en écriture cursive. On en connaît environ 1.300, dont les plus anciens datent du sixième siècle.
Il existe donc plus de 5.000 manuscrits du Nouveau Testament (*).
(*) Ainsi, le nombre des manuscrits qui permettent de fixer le texte du Nouveau Testament est sans parallèle dans toute la littérature humaine. Il y a des classiques importants dont on ne possède qu'un seul manuscrit. Le professeur Nestle a rappelé que tout ce que nous avons de Sophocle nous vient d'un manuscrit unique du huitième ou du neuvième siècle. Pour d'autres auteurs, on considère dix ou quinze manuscrits, comme un total très respectable. Mais peu remontent plus haut ou même aussi haut que le dixième siècle.
Dans toute copie, nous l'avons déjà dit (voir Fragment I), les erreurs sont inévitables. Avec le nombre des copies, elles augmentent fatalement. Si déjà Origène se plaignait amèrement de l'état des manuscrits de son temps, on comprend qu'à plus forte raison, au seizième siècle, on fût loin de se trouver en présence d'un texte uniforme du Nouveau Testament (*).
(*) «Il en est un peu des copies successives d'un texte, dit M. Rilliet, dans la préface de sa traduction du Nouveau Testament, comme du cours d'un ruisseau. La forme première de la parole écrite se modifie bien plus par voie d'accroissement et d'agrégation, que par voie de condensation et de retranchement. Dans la multiplication graphique, les éléments adventices sont bien plus nombreux que les éléments supprimés. Rendre plus clair ce qui est grammaticalement obscur, corriger ce que l'on croit inexact ou erroné, substituer ce qui semble naturel à ce qui paraît étrange, éclaicir les contradictions réelles ou apparentes, introduire la glose à côté ou à la place du mot qu'elle explique, compléter ce que l'on trouve insuffisant, enrichir les récits en y insérant les détails analogues tirés d'ailleurs et que l'on veut sauver de l'oubli, conformer l'une à l'autre les narrations diverses d'un même fait, ou les formules d'un même enseignement : voilà quelques-uns des traits du travail auquel les copistes-correcteurs se livrent généralement, ainsi que l'expérience le démontre, dans la reproduction des textes. Quant aux omissions, elles ont le plus souvent lieu par inadvertance, et elles proviennent ordinairement de l'identité des mots entre lesquels se trouve placée la phrase ou l'expression omise. Les suppressions intentionnelles sont presque toujours dictées par le désir de faire disparaître des difficultés ou des contradictions qui sont embarrassantes ou qui paraissent insolubles. Enfin, des altérations plus ou moins graves sont dues à la négligence ou à l'ignorance des copistes, dont les uns voient ou entendent mal, dont les autres, ne comprenant pas ce qu'ils transcrivent, dénaturent le texte ou estropient la langue.
«Les divergences qu'offrent les manuscrits du Nouveau Testament dérivent toutes des causes que nous venons d'indiquer, et que signalent déjà les Origène et les Jérôme. Le texte sacré a été fréquemment transcrit avec inadvertance ou incurie; mais il a été aussi intentionnellement corrigé, élucidé, complété, en sorte que ce sont souvent les variantes qui paraissent au premier coup d'oeil les plus naturelles et le mieux à leur place, qui ont le moins de chances d'appartenir au texte primitif. Ainsi, entre deux leçons, on doit en général préférer celle dont l'interprétation est la plus difficile, parce que cette difficulté même explique l'origine de l'autre; et plus une variante parait convenable, moins elle a de probabilité».
Souvent, les changements ont pu être inspirés par les meilleures intentions, par le respect même pour le texte sacré ou par le désir de l'adapter à l'usage ecclésiastique.
Voici sous quelles formes elles ont pu se produire:
Changement de formes provinciales en formes classiques, ou l'inverse; changement de formes rares en formes usuelles; corrections grammaticales; corrections de style; additions destinées ou à rendre le texte plus clair, ou à faire ressortir le parallélisme de la pensée; modifications destinées à rendre uniformes des passages parallèles, soit dans les Évangiles, soit dans les Épîtres; modifications amenées par l'usage liturgique; fautes provenant d'une perception fautive de texte, soit par l'oreille (si le copiste écrivait sous la dictée), soit par les yeux, ou d'une abréviation mal comprise; omissions de mots répétés dans l'original; division erronée des mots, que l'écriture onciale ne séparait pas; modification de passages qui pouvaient paraître étranges ou malsonnants; atténuations provenant de la décadence de la vie spirituelle dans l'Église; modifications dogmatiques, amenées par les controverses avec les hérétiques.
Ces altérations, toutefois, furent enrayées dès qu'il y eut, avec un canon, un texte qui s'imposait à la vénération des églises. Déjà au second siècle, Origène s'efforce de rétablir le texte biblique dans son intégrité. Pourtant, en 1707, John Mill signalait l'existence de trente mille variantes dans le Nouveau Testament grec. Mais le nombre des variantes importantes est extrêmement restreint, et aucune d'elles ne saurait, dit M. Rilliet, «porter la moindre atteinte ni aux vérités de fait, ni aux vérités de dogme qui constituent l'essence de l'Évangile» (*).
(*) Voici l'histoire de la variante la plus importante et la plus célèbre du Nouveau Testament.
Dans les éditions modernes du Nouveau Testament, par exemple dans la version révisée anglaise, dans la version synodale (1903), dans le Nouveau Testament grec de Nestle édité par la Société britannique, aux versets 7 et 8 du chapitre 5 de la première épître de Jean, il manque les mots suivants, qu'on était habitué à trouver dans Ostervald et Martin : « ... dans le ciel, le Père, la Parole et le Saint-Esprit et ces trois sont un. Et il y en a trois qui rendent témoignage sur la terre». Ces mots sont une interpolation (reproduite en note marginale par les éditions que nous venons de mentionner).
Elle ne se trouve dans aucun des deux cent cinquante manuscrits grecs qui contiennent les mots qui précédent et ceux qui suivent. On rencontre une leçon qui y ressemble dans quatre manuscrits grecs seulement, tous postérieurs à 1400, et ce passage y fait l'effet d'une interpolation. Aucun écrivain grec ne cite ces mots avant 1215, même dans les discussions sur la Trinité. Les chrétiens de Russie, de Géorgie, d'Arménie, de Perse, d'Arabie, de Syrie, d'Abyssinie et d'Égypte, ne les ont jamais connus, car ils ne se trouvent pas dans les nombreuses versions de ces divers pays.
Parmi les manuscrits que l'on possède aujourd'hui, le premier qui contienne ces mots est un manuscrit latin du septième siècle, aujourd'hui à Munich. Ils sont absents de tous les manuscrits utilisés par Alcuin, vers 800. Les meilleurs des manuscrits les plus anciens de la Vulgate (huitième, neuvième et dixième siècles) les omettent. On les trouve dans la plupart des autres manuscrits latins, mais ils font d'abord leur apparition ajoutés après le verset 8, et figurent souvent comme l'interpolation d'un écrivain postérieur.
Voilà pour le témoignage des manuscrits. Quant à l'histoire, la plus ancienne trace qu'elle semble nous apporter de ces paroles, c'est leur citation dans une confession de foi rédigée en 484 par l'évêque Eugène de Carthage et par d'autres évêques, à l'usage de Hunneric, roi des Vandales, qui persécutait les chrétiens d'Afrique. Nous n'avons pas, d'ailleurs, l'original de cette confession de foi, mais seulement une copie, postérieure probablement au septième siècle.
Quoique ce passage se lise dans la Vulgate, version sanctionnée par le Concile de Trente, des théologiens catholiques, parmi lesquels, en 1885, l'abbé Martin, professeur d'exégèse à la Faculté de théologie de Paris, se sont prononcés contre son authenticité. Dernièrement, sur la demande de Pie X, la commission des études bibliques du Vatican s'est prononcée dans le même sens. «Je suis très convaincu, a dit le pape à un des membres de la commission, par les bonnes raisons exposées dans votre rapport; mais, pour des motifs de convenance et d'opportunité que vous apprécierez, je crois qu'il est préférable de ne pas le publier».
Le lecteur pensera sans doute que la méthode suivie par les éditions nommées plus haut vaut mieux que celle préconisée par le pape.
Néanmoins, cela va sans dire, le lecteur du Nouveau Testament ne saurait être trop jaloux de posséder le texte sacré sous une forme qui se rapproche, autant que possible, de sa forme primitive. Et ce n'est, il faut le dire, qu'après un temps assez long et de laborieux efforts, que les éditeurs ou les traducteurs du Nouveau Testament ont fait droit à un désir si légitime.
L'imprimerie était inventée depuis plus d'un demi-siècle, et le Nouveau Testament grec n'avait pas encore été imprimé. Il le fut pour la première fois, en 1514, dans le cinquième volume de la Polyglotte de Complute (Alcala, en Espagne) éditée par le cardinal Ximénès (*1). Cette oeuvre remarquable fut utilisée par Simon de Colines et par Robert Estienne. Elle était trop coûteuse pour pouvoir se répandre chez un grand nombre. La première édition populaire du Nouveau Testament grec fut celle d'Érasme, en 1516. Laissons ici la parole à M. Rilliet : (*2)
(*1) L'Ancien Testament est daté de 1517. Mais l'ouvrage ne vit le jour qu'en 1522.
(*2) Préface de la traduction du Nouveau Testament.
«Beaucoup plus nombreux que leurs devanciers, les manuscrits de la seconde période, en lettres cursives, avaient envahi les bibliothèques, et quand, après plus d'un demi-siècle depuis la découverte de l'imprimerie, on eut l'idée de publier dans leur texte original les livres de la nouvelle alliance, ce furent des copies relativement modernes qui tombèrent sous la main de l'illustre éditeur à qui l'on doit la première édition grecque du Nouveau Testament. C'était Érasme. Il a dit lui-même de cette publication : «Praecipitatum fuit «verius quam editum» (*1), et il est bien certain que, si l'on ne peut qu'applaudir à la pensée, toute tardive qu'elle était, de rendre public le texte original du Nouveau Testament, on ne saurait que déplorer la précipitation et l'incurie avec lesquelles Érasme exécuta ce travail. Du reste, ce ne fut pas de lui-même, mais à la sollicitation du libraire Froben, de Bâle, qu'il l'entreprit. Froben, craignant sans doute d'être devancé par l'apparition de la Bible polyglotte que le cardinal Ximénès faisait imprimer à Alcala, et dont le texte grec du Nouveau Testament était prêt dès l'année 1514, pressait Érasme de se hâter. Il ne fut que trop bien obéi. Prenant dans la bibliothèque de Bâle les premiers manuscrits venus, l'un du quinzième siècle pour les Évangiles, l'autre du treizième pour les Actes et les Épîtres, et une copie de l'Apocalypse tout aussi récente, Érasme les livra tels quels à l'imprimeur, «après leur avoir fait subir, dit-il, les corrections nécessaires», et qui consistaient, pour la plupart, à insérer dans le texte grec les leçons de la Vulgate latine. Il ajoute, dans les lettres d'où sont tirés la plupart de ces détails, que «la révision des épreuves a souffert, soit de l'incapacité des protes, soit du mauvais état de sa santé», mais il prie ses correspondants de garder pour eux ces confidences, «de peur, dit-il, que les exemplaires «de cette édition ne restent dans les magasins de l'imprimeur, si l'on «vient à se douter de la vérité» (*2). Telle est, d'après un aveu non suspect, l'édition dont le texte, très peu modifié, a été admis par les protestants, presque à l'égal de la Vulgate latine de 1592 par les catholiques, comme le texte authentique du Nouveau Testament.
(*1) Il a été fait à la précipitée plutôt qu'il n'a été édité (Lettre à Pirckheimer, 1517).
(*2) Lettres à Budé et à Latimer de l'an 1517.
«Cette première édition d'Érasme avait paru en février 1516; il en publia en 1519 une seconde qui diffère de la précédente par quelques changements et par un grand nombre de corrections typographiques. En 1522 parut la troisième édition, qui s'éloigne fort peu de la seconde. Ces premières éditions furent réimprimées à Venise, Strasbourg, Haguenau, et ailleurs. En 1527, Érasme donna sa quatrième édition, où il admit quelques leçons nouvelles empruntées au Nouveau Testament de la polyglotte d'Alcala, qui avait été publiée en 1520. Enfin, il fit paraître en 1535 une cinquième et dernière édition, qui s'écarte à peine de la précédente, et qui fut reproduite presque sans changement par Robert Estienne (sauf pour l'Apocalypse, où il suit le texte d'Alcala), dans son édition de 1550. C'est celle-ci qui, retouchée en un très petit nombre d'endroits par Théodore de Bèze, fut, en 1624, adoptée par les Elzévirs de Hollande comme type de leurs nombreuses éditions. Maîtres du marché, il leur suffit d'affirmer, en tête de leur édition de 1633, que ce texte était le «texte universellement reçu» (textum ergo habes ab omnibus receptum in quo nihil immutatum aut corruptum damus), pour qu'il le devînt, et qu'à ce titre il possédât, pendant près de deux siècles, une sorte de consécration officielle. Peu d'usurpations ont été couronnées d'un aussi grand et illégitime succès; jamais cadets de famille n'ont, avec tant d'audace, dépossédé leurs aînés, et la dépossession a longtemps duré. Heureusement qu'en ces matières il n'y a pas de prescription, surtout pour des chrétiens qui ont fait justice, il y a trois siècles, de prétentions bien plus graves et bien plus enracinées. Le retour aux sources est de droit, en ce qui concerne le texte sacré, comme en ce qui concernait l'Église, et il eût été ridicule, quand on a su rompre avec Rome, de n'oser rompre ni avec les Elzévirs, ni avec Érasme».
«La piété à l'égard du Nouveau Testament, dit M. Sabatier, triompha de l'obstination dogmatique». Aujourd'hui, nous avons un texte critique du Nouveau Testament, c'est-à-dire un texte résultant de la comparaison scientifique des manuscrits.
Les précurseurs de la restitution du texte du Nouveau Testament furent Wettstein, qui imprima à Bâle, en 1715, le texte reçu, mais en déclarant qu'il préférait d'autres leçons à celles de ce texte; Richard Bentley, qui ne laissa que des travaux préparatoires (1720), et surtout le pieux Albert Bengel (1687-1751), qui, le premier, émit la pensée que les manuscrits, pour être consultés avec fruit, devaient être classés selon leur âge et leur dépendance les uns vis-à-vis des autres. Dans son édition du Nouveau Testament grec (1734), Bengel ménagea fort le texte reçu, mais il avait montré la voie. Il faut nommer ensuite:
Semler (1721-1791), qui distingua trois familles de manuscrits, les familles alexandrine, orientale et occidentale;
Lachmann (1° édition du Nouveau Testament, 1831 ; 2°, 1842 et 1850);
Tischendorf, qui publia successivement huit éditions du Nouveau Testament. La huitième (1869-1872) est pourvue d'un appareil critique à peu près complet qui permet à chacun de comparer les documents et de se faire à soi-même son texte;
Tregelles (Nouveau Testament publié de 1858 à 1870);
Westcott et Hort (Nouveau Testament publié en 1881, après presque trente années de travaux);
Gebhardt, qui a donné un texte établi par la confrontation du texte de ces trois derniers théologiens;
Puis Bernhard Weiss (Nouveau Testament publié de 1894 à 1900), Scrivener, Weymouth.
Le professeur Eberhard Nestle a édité un Nouveau Testament dont il a établi le texte par la confrontation de la huitième édition de Tischendorf, de l'édition de Westcott et Hort et de celle de Bernhard Weiss. Le texte adopté est celui pour lequel se prononcent au moins deux de ces critiques. Dans l'édition allemande, parue en 1898, l'opinion du troisième critique, lorsque les trois ne sont pas d'accord, est indiquée en marge. La Société biblique britannique a édité ce Nouveau Testament en 1904. Cette édition donne en marge les variantes, soit du texte reçu, soit du texte qui a servi de base pour le Nouveau Testament de la version révisée anglaise, paru en 1881.
De nouveaux travaux, encore inachevés, ont été entrepris par de Soden (1902-1906). Ce savant croit retrouver dans notre texte actuel la trace de trois textes différents : un texte d'Antioche, un texte Égyptien, un texte Palestinien.
Toutes les traductions modernes du Nouveau Testament sont faites sur un texte critique. On peut donc dire que le règne du «texte reçu» est fini. Rappelons que, dans les pays de langue française, les premiers traducteurs qui s'affranchirent du texte reçu furent, en 1858, Arnaud et Rilliet.
Les anciennes versions bibliques, avons-nous dit, peuvent rendre des services pour le contrôle du texte hébreu qui nous a été transmis par les Massorètes, c'est-à-dire pour la fixation du vrai texte biblique. Voici quelques exemples.
Genèse 4, 8, nous lisons : Cependant Caïn adressa la parole à son frère Abel...
Le terme hébreu traduit ici par adressa la parole signifie en réalité dit à. Il précède toujours des paroles prononcées. Les paroles adressées par Caïn à Abel ne manqueraient-elles pas, par suite d'une erreur de copiste? C'est le cas de voir ce que disent les anciens documents. Or il se trouve que le Pentateuque samaritain (antérieur de plusieurs siècles à Jésus-Christ), la version des Septante, la version Syriaque, la Vulgate, et les deux Targoums (paraphrases de l'Ancien Testament en araméen) de Jérusalem, portent ces mots : Et Caïn dit... Allons dans les champs. Il est bien difficile, devant ces témoignages, de ne pas admettre que ces mots doivent être ajoutés au texte hébreu. Aussi les réviseurs de la version anglaise ont-ils mis en marge : «Plusieurs des meilleurs et des plus anciens documents portent: ... dit à Abel son frère: «Allons dans les champs».
Genèse 49, 6, on lit dans l'ancienne version anglaise : Ils (Siméon et Lévi) creusèrent un mur, et dans Segond : Ils ont coupé les jarrets des taureaux (Ostervald : enlevé des bœufs).
Les consonnes du texte hébreu permettent de lire de l'une ou de l'autre manière. Les voyelles adoptées par les Massorètes donnent le premier sens, celles qu'ont adoptées les Septante donnent le second, qui paraît préférable. Avec ce dernier sens, en effet, il y a une allusion à l'esprit de destruction de Siméon et de Lévi, et c'est ce sens qu'ont adopté Segond et la révision anglaise.
Josué 9, 4, nous lisons dans Ostervald et dans l'ancienne version anglaise : Ils (les Gabaonites) se donnèrent pour des ambassadeurs. La version des Septante lit : prirent des provisions. Le changement d'une seule lettre dans le texte hébreu (vaïistaïâdou au lieu de vaïistaïârou) donne ce sens, qui paraît beaucoup plus satisfaisant, car pourquoi les Gabaonites se seraient-ils donnés pour des ambassadeurs puisqu'ils l'étaient en effet et ne pouvaient pas être autre chose? Le sens des Septante est d'ailleurs appuyé par le verset 12 : Voici le pain... dont nous avons fait provision. Aussi cette leçon a-t-elle été adoptée par Segond, comme par la révision anglaise.
1 Samuel 14, 18, nous lisons dans l'ancienne version anglaise et dans Segond : Saül dit à Achija: «fais approcher l'arche de Dieu». Ce passage présente une difficulté. Saül a-t-il bien pu dire: «Fais approcher l'arche»? D'abord l'arche était selon toute probabilité non pas à Guibea, mais à Kirjeath Jearim (1 Sam. 7, 1, 2). De plus, c'était de l'éphod et non de l'arche qu'on se servait pour connaître la volonté de Dieu. Les mots : fais approcher l'arche ne se trouvent nulle part ailleurs, tandis que apporte l’éphod se lit 1 Samuel 23, 9, et 30, 7. Enfin les mots retire ta main (v. 19) se comprennent avec l'éphod, non avec l'arche. On n'est donc pas étonné de voir que les Septante aient lu éphod. On l'est d'autant moins qu'en hébreu les consonnes des deux mots sont presque identiques de forme, et qu'une erreur de copiste s'explique fort bien. La révision anglaise a adopté le texte des Septante comme leçon marginale.
Ésaïe 9, 3, nous lisons dans l'ancienne version anglaise : Tu rends le peuple nombreux, tu n'augmentes pas sa joie.
Ce tu n'augmentes pas sa joie est en contradietion flagrante avec ce qui suit : il se réjouit. Il suffit de changer une consonne dans le mot hébreu lo (*), changement qui n'affecte pas la prononciation, pour avoir le sens: tu augmentes sa joie. La version syriaque, et le targoum d'Onkelos, lisent: tu augmentes. Donc nous avons ici, très certainement, une erreur de copiste, et la révision anglaise, ainsi que Segond (après Ostervald), a adopté la leçon tu augmentes qui est beaucoup plus naturelle et ajoute à la beauté du texte, tandis que l'autre le contredit et le dépare.
(*) Voir, l'exemple tiré de Job 13, 15 au point 24.2.3.2 du texte global = point 1.2.3.2 de la Partie 4 «Les textesoriginaux et les traductions anciennes»
Enfin, terminons par un passage célèbre : Psaume 22, 17.
Le texte hébreu est littéralement : Comme un lion mes mains et mes pieds. Ceci ne donne aucun sens. Il suffit d'allonger un peu la dernière lettre du mot câari qui signifie comme un lion (changement qui équivaudrait à peu près en français à celui d'un 1 en J), pour avoir le mot câarou, dont le sens est : Ils ont percé. L'erreur du copiste est évidente. Serait-on tenté d'en douter? Encore ici, les anciennes versions viennent à notre secours, et cela d'une manière décisive. La version des Septante, la version syriaque, la Vulgate, même la version d'Aquila, faite dans un sens hostile aux chrétiens et aux prophéties messianiques, portent : ils ont percé. Les auteurs de ces versions ont donc lu dans le texte hébreu câarou (ils ont percé), et non câari (comme un lion).
Mais nous avons ici deux preuves au lieu d'une. En effet ce même mot câari se retrouve Ésaïe 38, 13 : Comme un lion il brisait tous mes os. À ce passage, les Massorètes ont mis une note indiquant que le mot câari ne se trouve que deux fois dans la Bible, et qu'il n'a pas les deux fois le même sens. Donc, pour eux, si ce mot signifiait comme un lion dans Ésaïe 38, 13, il ne signifiait pas comme un lion dans Psaume 22, 17. Il ne reste donc comme sens possible pour ce dernier passage que : ils ont percé. Nous ne comprenons pas pourquoi M. Segond a cru devoir traduire comme un lion.
Cette version a des titres spéciaux à notre intérêt. Antérieure de plus de deux siècles à Jésus-Christ, elle est la première traduction des Écritures qui ait jamais été faite. C'est par elle que la connaissance de la vérité put se répandre parmi les coeurs droits dans les principaux centres du monde païen. C'est elle qui, un peu partout, a frayé les voies à la prédication de l'Évangile. Son rôle missionnaire a été immense. C'est elle, plutôt que l'original hébreu, qui a servi aux apôtres et aux évangélistes. C'est elle qui a été la Bible des juifs comme des gentils dans les premiers âges du christianisme. C'est d'elle que dérivent les plus anciennes traductions de l'Ancien Testament. C'est elle qui a fourni au Nouveau Testament la plupart des termes de la langue religieuse. Dans l'Église d'Orient, c'est elle qui est la version autorisée. L'Église orthodoxe russe, entre autres, ne sanctionne que les traductions faites sur le texte des Septante. Enfin, elle peut rendre de grands services, au point de vue du texte, car elle a été traduite de l'hébreu de longs siècles avant que les Massorètes eussent fixé le texte que nous avons aujourd'hui. Toutefois, elle a subi de nombreuses altérations, qui doivent nous rendre prudents dans son emploi.
Quelle est l'origine de la version des Septante? Voici d'abord la réponse de la légende.
Au troisième siècle avant notre ère, Ptolémée Philadelphe, roi d'Égypte, voulut ajouter aux trésors de la bibliothèque d'Alexandrie une traduction du Pentateuque hébreu. Un des principaux personnages de sa cour, Aristée, lui fit entendre que ce serait une entreprise bien ardue, et qu'il n'obtiendrait certainement pas cette traduction tant que des milliers d'esclaves juifs souffriraient dans son pays. Mais Ptolémée ne se laissa pas déconcerter. Il commença par consacrer d'énormes capitaux à la libération de 198.000 esclaves. Puis il organisa une magnifique procession d'Alexandrie à Jérusalem, dont ces esclaves libérés formaient la partie principale. Ils portaient au souverain sacrificateur Éléazar, avec de magnifiques présents, — 50 talents d'or, 70 talents d'argent, des tables d'or, des cuves d'or, des coupes d'or en abondance, — une lettre pour lui demander d'envoyer un exemplaire de la Loi en même temps que des savants juifs capables de la traduire.
Éléazar, agréant la demande, envoya soixante-douze savants juifs, six de chaque tribu, avec de magnifiques manuscrits de la Loi sur parchemin, écrits en lettres d'or. Ptolémée fit aux savants une réception royale, organisa en leur honneur une fête de sept jours, leur posa soixante-dix questions pour éprouver leur sagesse, et leur fit aménager près de la mer, loin du bruit de la ville, une splendide salle de travail, où, en soixante-douze jours, les soixante-douze savants, collaborant ensemble, achevèrent leur traduction.
(Au commencement de l'ère chrétienne, la salle commune de travail s'était transformée en soixante-douze cellules, établies sur le rivage de l'ile Pharos, dans chacune desquelles chacun des traducteurs avait poursuivi son travail indépendamment de tous les autres. Une fois achevées, les soixante-douze traductions s'étaient trouvées identiques, preuve certaine de leur inspiration divine. Justin martyr, au second siècle, raconte que son guide lui a montré à Alexandrie les ruines des soixante-douze cellules).
La traduction achevée, Démétrius, le bibliothécaire, assembla les juifs de la ville, et leur lut la traduction, qu'ils approuvèrent sans réserve. On prononça des malédictions contre quiconque oserait y ajouter ou y retrancher quoi que ce fût. Les juifs furent autorisés à la copier. Le roi se réjouit grandement de ce résultat, et ordonna de conserver soigneusement les parchemins. Il fit présent à chaque traducteur de trois robes de rechange et de deux talents d'or, et d'autres cadeaux. À Éléazar il envoya dix tables à pied d'argent, et une coupe de 30 talents.
Cette histoire, qui se retrouve dans Josèphe, dans Philon, dans plusieurs des Pères de l'Église, a été admise comme véridique pendant de longs siècles. Aujourd'hui son caractère légendaire ne fait doute pour personne. Mais on ne prête qu'aux riches, et cette légende même est une preuve du crédit extraordinaire dont a joui cette traduction. À ce titre, toute légende qu'elle est, elle présente un intérêt historique réel.
Et puis, dans cette légende même, il y a une part de vérité.
Il est certain que cette version a vu le jour à Alexandrie vers l'an 280 avant Jésus-Christ. Que les goûts littéraires du roi égyptien aient eu quelque chose à faire avec sa production, cela est possible, mais on sait qu'elle fut élaborée avant tout pour répondre aux besoins des juifs de la dispersion, qui ne connaissaient pas l'hébreu, et dont la langue usuelle était le grec. Quant à ses auteurs, ce furent certainement, non pas des savants de Jérusalem, mais des savants d'Alexandrie, ce qui ressort avec évidence, entre autres indices, de leur connaissance imparfaite de l'hébreu, de leurs erreurs au sujet des noms de lieux en Palestine, enfin de leur traduction libre, que des juifs, plus respectueux de la lettre, ne se seraient jamais permise.
Les Septante ont introduit les livres apocryphes dans leur traduction.
Quant à l'ordre des livres de l'Ancien Testament, ils les ont classés, non selon l'ordre chronologique, ainsi que fait le canon hébreu, mais par ordre de sujets, les livres historiques ensemble, les prophètes ensemble. C'est ainsi que Daniel, qui se trouve dans le canon hébreu parmi les «écrits sacrés», après Job et les Psaumes, se trouve dans les Septante à la suite des trois premiers prophètes. Nos Bibles protestantes, qui suivent le canon hébreu pour le choix et le nombre des livres, suivent, par une étrange inconséquence, la version des Septante pour leur classification.
Après la version des Septante, trois autres traductions en grec de l'Ancien Testament, celle d'Aquila, celle de Symmaque et celle de Théodotion, parurent dans le second siècle après Jésus-Christ.
Dans la belle cité de Sinope, sur les bords de la mer Noire, vivait au second siècle un homme de haute position, apparenté à la famille impériale de Rome, du nom d'Aquila. Grâce à cette haute relation, il avait accès aux bons emplois. L'empereur le fit envoyer en mission à Jérusalem pour examiner des questions relatives à quelques bâtiments publics. Or, pendant qu'il était dans cette ville, il se convertit au christianisme.
Il ne fut pas, toutefois, un converti modèle. Il avait conservé quelques-unes de ses superstitions païennes. Les anciens de la courageuse petite église de Jérusalem estimèrent nécessaire de le reprendre publiquement. De colère, Aquilas se joignit aux juifs, fut circoncis, et se posa bientôt en défenseur zélé de la loi et du rituel mosaïques.
À ce moment, il y avait une controverse entre juifs et chrétiens au sujet de l'interprétation de certaines prophéties messianiques de l'Ancien Testament. La version des Septante, à laquelle les chrétiens se référaient, était complètement mise de côté par les rabbins, qui la traitaient de «Bible des chrétiens». Ils allaient même jusqu'à comparer le jour maudit où les soixante-dix anciens traduisirent la Loi en grec pour le roi Ptolémée à cet autre jour de malheur où Israël se fit un veau d'or.
Dans ces circonstances, il fallait bien, à l'usage des juifs qui ignoraient l'hébreu, une traduction grecque de l'Ancien Testament autre que celle des Septante. L'aristocratique converti des juifs, quelque peu savant, entreprit ce travail et l'acheva. Cette traduction eut un plein succès, et peu d'années après, une seconde édition devint nécessaire (*).
(*) L'histoire de la version d'Aquila a été racontée par Épiphane (310-403), évêque de Constantia, à Chypre, dans son traité sur les poids et mesures de l'Ancien Testament, où il se livre à des digressions sur le texte et sur les versions. Épiphane avait beaucoup voyagé, notamment en Palestine. On a contesté l'authenticité de ses renseignements sur la version d'Aquila. D'après Irénée, Aquila était un païen converti au judaïsme. Quoi qu'il en soit, s'il y a dans le récit d'Épiphane des éléments légendaires, ils démontrent à leur manière le crédit dont jouit cette version, car, comme nous l'avons dit à propos de la légende des Septante, on ne prête qu'aux riches.
On pense que la version d'Aquila parut sous Adrien, vers 130. Les fragments qui en restent se trouvent dans Dath (Opuscula. Lipsiae. 1746).
Cette traduction suit l'hébreu avec un littéralisme servile, ce qui en gâte fort le style. Mais ce défaut est une qualité précieuse au point de vue de la critique du texte. En effet, ce littéralisme permet de reconstituer le texte hébreu que le traducteur avait sous les yeux et de contrôler l'antiquité du texte hébreu actuel. Malheureusement, il ne subsiste de la version d'Aquila que des fragments. Ces fragments révèlent, dans l'ensemble, une parfaite concordance des deux textes, avec quelques variantes, qu'appuient fréquemment les Septante et d'autres versions anciennes.
La Bible syriaque (*) présente un intérêt unique, car elle est la plus ancienne de toutes les versions chrétiennes de la Bible. Ses origines remontent à la génération qui suivit immédiatement l'âge apostolique. Elle provient de l'Église d'Édesse (aujourd'hui Orfa), qui était le fruit des travaux missionnaires de l'Église d'Antioche. L'existence de cette version, faite dans un dialecte populaire dont la valeur littéraire était peu estimée, montre que la préoccupation de donner les Écritures au peuple dans sa propre langue remonte aux origines même de l'Église chrétienne.
(*) La Bible syriaque qui est venue jusqu'à nous s'appelle la Peschitto. L'identité de cette Bible, sorte de Vulgate syriaque, avec la première Bible syriaque, est aujourd'hui contestée. En tout cas, l'antiquité de la Peschitto ressort du fait qu'Éphrem le Syrien, dans un commentaire qui date d'environ l'an 350, juge nécessaire d'expliquer des expressions de cette version qui étaient devenues obscures. Donc, à ce moment-là, cette version était déjà ancienne.
Et le peuple, auquel elle était destinée, sut en profiter. Plusieurs témoignages montrent à quel point elle contribua, dans ces régions, à rendre populaires les connaissances bibliques.
Comme Éphrem, chrétien, écrivain et évangéliste distingué du quatrième siècle, arrivait, vers 325, à Édesse, où il venait d'être nommé évêque, il aperçut quelques femmes occupées à laver leur linge sur les bords de la rivière. L'une d'elles le regardant plus fixement qu'il ne le trouvait convenable, il lui dit : «Aie un peu de retenue, femme. Regarde à terre. — Rien de mieux, répondit-elle, pour l'homme, que de regarder à terre, puisque c'est de la terre qu'il a été tiré. Mais pour cette même raison, je puis bien te regarder, puisque la femme a été tirée de l'homme. — Si les femmes, ici, dit Ephrem en continuant son chemin, ont tant d'esprit, que doivent être les hommes?» La réponse de cette femme à Éphrem montre combien le peuple, à ce moment, était familier avec les textes bibliques.
Dans un de ses sermons, ce même Éphrem disait :
Que d'autres se glorifient de converser avec les grands, les chefs, les rois. Toi, glorifie-toi devant les anges de Dieu de converser par les Écritures avec le Saint-Esprit.
Ces témoignages sont du quatrième siècle, et concernent plutôt les habitants des villes. En voici un du cinquième siècle, qui montre que la Bible était connue dans les villages non moins que dans les villes. C'est un autre Père de l'Église, Théodoret, qui parle.
Nos hommes sont familiers avec Matthieu, avec Barthélemy, avec Jacques, que dis-je, avec Moïse, avec David, avec Josias, avec les autres apôtres et les autres prophètes, autant qu'avec les noms de leurs propres enfants... Et ce ne sont pas seulement ceux qui enseignent dans l'Église que nous voyons familiers avec ces doctrines, ce sont même des cordonniers, des forgerons, dés ouvriers en laine, et d'autres artisans, ce sont aussi des femmes, et, avec des femmes cultivées, celles qui doivent gagner leur vie, des couturières et des domestiques. Et ces connaissances, on les trouve chez les gens de la campagne comme chez les gens de la ville. Vous verrez jusqu'à des hommes qui manient la bêche, jusqu'à des pâtres, jusqu'à des jardiniers, qui s'entretiennent de la divine Trinité, de la création de l'univers, et qui en savent bien plus long sur la nature humaine qu'Aristote ou Platon. Mieux encore, ils recherchent la vertu, évitent le vice, songent aux châtiments qui se préparent, attendent sans effroi le tribunal divin... et entreprennent toutes sortes de travaux dans l'intérêt du royaume des cieux.
Cette version syriaque fit son oeuvre bien au delà des régions de l'Asie mineure. Elle a fourni une carrière missionnaire admirable. Un savant anglais, le Dr Scrivener, s'exprime ainsi : «On la lut également dans les assemblées des Nestoriens, aux villes fortes du Kourdistan ; dans celles des Monophysites dispersés à travers les plaines de la Syrie; dans celles des chrétiens de Saint-Thomas, aux côtes du Malabar, et dans celles des Maronites, aux flancs du Liban». Et un savant français, l'abbé Martin, s'exprime ainsi : «Les contrées sur lesquelles les Églises de Syrie ont exercé leur influence s'étendent des bases du Taurus, à l'occident, jusqu'aux frontières de la Chine et de l'Inde, à l'orient» (*). Cette affirmation, loin d'être exagérée, reste en deçà de la réalité. En effet, une inscription nestorienne découverte en Chine atteste qu’au septième siècle des missionnaires nestoriens, qui parlaient le syriaque, ont pénétré jusque dans l'intérieur de la Chine.
(*) Les Origines de l'Église d'Édesse, p. 13, 17.
Les missions nestoriennes, avec la Bible syriaque aux mains des missionnaires, se poursuivirent du sixième au onzième siècle, et créèrent des foyers d'action chrétienne jusqu'à Marv, Herat et Samarcande, villes des régions anciennes qui correspondent au Turkestan, à l'Afghanistan, à la Tartarie modernes.
C'est à Éphrem le Syrien que nous devons de posséder encore une partie d’un manuscrit de la Bible syriaque. Voici comment. Un millier d'années environ après sa mort, un de ses admirateurs se mit en tête de copier ses sermons. Comme les parchemins, alors, étaient rares et coûteux, ce personnage prit un ancien exemplaire de la Bible, en fit disparaître le texte avec de la pierre ponce, et écrivit à la place du texte sacré les discours d'Éphrem. Au seizième siècle, ce parchemin, acquis avec d'autres manuscrits, fut apporté en France, tomba entre les mains de Catherine de Médicis et fut offert par elle à la Bibliothèque royale de Paris. Plus tard, on s'aperçut que sous le texte actuel se trouvaient les traces d'un texte plus ancien, et ce dernier fut restauré, au moins en partie, au moyen de produits chimiques. Voilà comment la bibliothèque de Paris se trouve posséder un des plus précieux trésors littéraires du monde, un manuscrit du cinquième siècle de la Bible syriaque (*).
(*) Voir point 24.3.2.1 du texte global = point 1.3.2.1 de la Partie 4 «Les textes originaux et les traductions anciennes»
En 1556, comme le cardinal Pole se préparait à quitter Rome pour aller prendre possession de l'archevêché de Cantorbéry, où il allait succéder au martyr Cranmer, un ecclésiastique syrien lui demanda la permission de se joindre à lui pour traverser les Alpes. Il voulait se mettre sous sa protection. Lui aussi allait vers le nord, mais son but était tout différent de celui du cardinal. Il s'appelait Moïse et venait de la ville de Mardin, en Syrie. Il avait appris que le chancelier de l'empereur Ferdinand 1 er connaissait le syriaque, et espérait recevoir son aide pour exécuter le projet qui l'avait amené en Europe, le projet de faire imprimer le Nouveau Testament syriaque. Son entreprise réussit. Le chancelier se montra favorable à son dessein, y intéressa l'empereur, qui fit fondre des caractères et fit imprimer le manuscrit à ses frais. Encore un roi qui se fit serviteur de la Parole de Dieu. C'est la première fois que les Écritures saintes furent imprimées en syriaque.
Au commencement du dix-neuvième siècle, un évêque syrien, Mar Dionysius, donna à un savant anglais, Claudius Buchanan, en visite à Angamali, un manuscrit de la Bible syriaque. «Nous l'avons conservé pendant mille ans, lui dit-il, mais il sera encore mieux placé dans vos mains que dans les nôtres». Buchanan remit le manuscrit au comité de la Société biblique britannique, qui le fit imprimer.
Ce qui fait la valeur de cette Bible syriaque, c'est qu'elle a été traduite directement de l'hébreu, tandis que la plupart des versions anciennes ne sont que des versions de seconde main, faites sur celles des Septante. Les manuscrits hébreux d'après lesquels la Bible syriaque a été traduite étaient beaucoup plus anciens que ceux des Massorètes, dont la reproduction constitue le texte hébreu sur lequel la Bible est traduite depuis des siècles. Le texte de la Bible syriaque offre donc un moyen sérieux de contrôler le texte hébreu actuel. Il y a entre les deux des différences qui proviennent soit de variantes, soit de l'adoption de voyelles différentes, soit de la confusion entre des lettres similaires, mais, cela dit, la comparaison des deux textes permet d'affirmer que le texte des Massorètes (donc notre texte actuel) est bien conforme, dans l'ensemble, au texte plus ancien.
Les premières versions latines de la Bible sont très anciennes et très nombreuses. Les Pères de l'Église, Augustin entre autres, parlent de leur abondance et de leur variété (*). La plus ancienne, antérieure à Tertullien (né en 160 à Carthage), paraît avoir été faite dans le nord de l'Afrique, aux temps de la persécution. On en trouve dans Cyprien des citations abondantes, qui montrent le caractère original de cette version. L'Ancien Testament était traduit sur la version des Septante.
(*) On peut compter, dit saint Augustin, ceux qui ont traduit les Écritures de l'hébreu en grec, mais les traducteurs latins ne peuvent absolument pas se compter. Tous ceux, aux premiers temps de la foi, entre les mains desquels tomba un manuscrit grec, et qui se crurent avoir quelque connaissance de l'une et de l'autre langue, osèrent traduire (Doctrina christiana, II, 11).
Ce sont ces anciennes versions latines qui ont soutenu la foi des chrétiens pendant les terribles persécutions des premiers siècles. Ce qui le prouve, c'est que dans la persécution de Dioclétien les persécuteurs visaient avant tout à s'emparer des livres des chrétiens. Ils se rendaient compte que s'ils ne détruisaient pas les livres, il ne valait pas la peine de tuer les hommes, car à peine ceux-ci tombaient-ils que d'autres se levaient pour prendre leur place. Le secret évident de leur force, c'étaient leurs livres.
Ces diverses versions semblent avoir été plus ou moins combinées les unes avec les autres, de sorte qu'au quatrième siècle, il y avait, d'après Jérôme, presque autant de textes différents que de manuscrits, ce qui prouve de quel usage constant étaient les livres saints. Ce sont les pièces de monnaie les plus courantes qui s'usent le plus. De toutes ces versions, l'Itala, c'est-à-dire la version qui était usitée en Italie, semble avoir été la meilleure. C'est celle que saint Augustin considérait comme la plus fidèle et la plus claire.
Le nombre et la divergence des versions étaient tels qu'une révision s'imposait. Au moment convenable, Dieu suscita l'homme qui pouvait mener ce travail à bonne fin. Cet homme fut Jérôme.
Jérôme, né en 331, à Stridon, en Pannonie, près de l'endroit où est aujourd'hui Venise, fut élevé a Rome et y reçut le baptême à l'âge de vingt ans. Il eut toujours une piété très ascétique.
Il voyagea beaucoup, d'abord dans le nord-ouest de l'Europe, puis en Orient. Il passa cinq ans, de vingt-huit à trente-trois ans, dans le désert d'Arabie, qui avait servi de retraite à saint Paul, parmi les anachorètes de Chalcide. C'est là qu'un de ces anachorètes, un juif converti, lui enseigna l'hébreu. Puis il fut ordonné prêtre à Antioche, d'où il se rendit à Constantinople. Là il se livra à des études exégétiques sous la direction de Grégoire de Nazianze. Un concile ayant été convoqué à Rome, il s'y rendit, en 382. Le pape Damase reconnut ses hautes capacités et l'engagea à entreprendre la révision de la Bible latine.
Tout d'abord il fut assez peu enclin à accepter. «C'est là un travail ingrat, disait-il. Je ne réussirai qu'à mécontenter ceux qui ont des préjugés et à exciter l'amertume de ceux «qui pensent qu'ignorance «et sainteté ne font qu'un». Toutefois, il se laissa persuader. On lui conseilla abondamment d'avoir beaucoup d'égards pour les préjugés des frères faibles, pour ceux dont la conscience est si sensible dès qu'on parait toucher aux Écritures. Vers 385, Jérôme termina une révision très modérée du Nouveau Testament.
Le pape Damase étant mort, Jérôme quitta Rome et alla s'établir à Bethléem, où il se livra avec une nouvelle ardeur à l'étude de l'hébreu, avec l'assistance d'un savant juif de Lydda. Il se mit à la révision de l'Ancien Testament et s'y livra au milieu du mécontentement des ecclésiastiques ses amis, qui lui reprochaient d'aller trop loin dans ses changements, mécontentement qui n'avait d'égal que le sien propre, car il se reprochait, lui, de ne pas aller moitié aussi loin qu'il aurait fallu.
À la fin, fatigué de rapiécer de vieilles versions qu'aucun rapiéçage ne pouvait améliorer, il prit une résolution hardie, celle de remonter aux sources, et de traduire l'Ancien Testament sur le texte hébreu.
C'était une grosse entreprise, mais elle n'était pas au-dessus des forces de Jérôme. Il avait appris l'hébreu avec les rabbins de Palestine. Il pouvait compter sur l'aide des savants juifs du collège de Tibériade. Il avait accès à des manuscrits hébreux probablement antérieurs à Jésus-Christ. Aussi, malgré bien des obstacles, malgré l'absence de voyelles qui devait lui en rendre l'intelligence difficile (les voyelles ne furent ajoutées au texte hébreu que deux ou trois cents ans plus tard, par les Massorètes), malgré une connaissance encore imparfaite de l'hébreu, malgré les préjugés populaires contre une nouvelle traduction, il produisit la meilleure traduction de la Bible qui ait jamais été faite avant les temps modernes. Elle fut achevée en 405.
Plus ou moins révisée tôt après Jérôme lui-même, cette version devint la Vulgate.
Aucune autre traduction, dans toute l'histoire de la Bible, n'a joué un rôle aussi important. Pendant plus de mille ans, c'est de cette traduction que l'Église a vécu. Pendant plus de mille ans elle fut l'inspiratrice de la piété (*), de la mission, de la théologie. C'est elle qui a fait la Réformation. Quand Luther et Calvin furent détachés de Rome par la lecture de la Bible, c'est dans la Vulgate qu'ils firent cette lecture. Et, pendant plus de mille ans, c'est de la Vulgate que sont nées, en Occident, toutes les traductions des livres saints. La traduction de Lefèvre d'Étaples, par exemple, a été faite sur la Vulgate. C'est sur la Vulgate qu'a été faite la traduction des Psaumes du Prayer-book, qui est encore en usage dans l'Église anglicane.
(*) Matthias de Janow, chanoine de la cathédrale de Prague, fut l'un des précurseurs de Jean Huss. Il s'éleva avec une grande fermeté contre les abus du temps et signala comme l'une des principales causes de la décadence de l'Église et de la corruption des mœurs chrétiennes la distinction introduite entre les laïques et le clergé. Il plaida en faveur de la communion des laïques sous les deux espèces. Il mourut en 1394, après avoir, soit comme prédicateur, soit comme théologien, excercé une influence considérable. Voici comment il s'exprime au sujet de l'Écriture sainte:
«Depuis ma jeunesse, que j'aie été en voyage ou à la maison, dans mes travaux comme dans mes loisirs, jamais la Bible n'a été hors de la portée de mes yeux. Mon âme l'avait pour ainsi dire épousée. Dans toutes mes afflictions, dans toutes mes persécutions, je me suis toujours réfugié auprès de ma Bible. Elle m'accompagnait comme ma fiancée. Plus encore, elle a été la mère qui m'a appris l'amour, la connaissance de Dieu, et la sainte espérance... Elle est toujours venue à ma rencontre comme une mère vénérée, elle m'a toujours accueilli comme une épouse, et ses consolations ont réjoui mon âme dans la multitude de mes douleurs. Et quand j'en voyais d'autres porter avec eux des reliques ou des os de saints, pour ma part je restais avec ma Bible, mon élue, ma compagne dans le voyage de la vie».
Il est intéressant de remarquer que Matthias de Janow dut son premier attachement à la Bible à la lecture des exhortations de Jérôme et d'Augustin. Son témoignage laisse entrevoir dans quelle mesure la Vulgate, pendant le millenium où elle fut la seule version de l'Église chrétienne, alimenta la piété des fidèles et inspira ceux qui préparèrent ou provoquèrent les réformes.
Mais quelles clameurs cette traduction provoqua, lorsqu'elle parut! On la traita de révolutionnaire et d'hérétique, on l'accusa de ruiner la foi en l'Écriture sainte, d'en user légèrement avec la Parole inspirée. Même les meilleurs amis, même les admirateurs de Jérôme, cédèrent au courant populaire. Saint Augustin, un savant pourtant, et qui avait commencé par encourager Jérôme dans son travail, prit peur. Dans une lettre qu'il lui écrit, il lui raconte qu'un vieil évêque d'Afrique avait eu une affaire pour s'être servi de la nouvelle version. Un jour, lisant l'histoire de Jonas, il avait lu «lierre» au lieu de «ricin». Là-dessus les auditeurs s'étaient tous levés, comme fous, et n'avaient consenti à se calmer que lorsqu'on leur eut rendu leur vieille Bible.
Ce fut un temps difficile pour le pauvre savant. Ses lettres témoignent de ce qu'il souffrit. Malheureusement, tout «saint Jérôme» qu'il soit devenu, il n'avait pas le caractère d'un saint. Il s'exprime avec amertume sur le compte des «sots», des «stupides», des «ânes à deux pieds», dont les préjugés avaient soulevé ce tollé contre lui. Il avait tort, sans doute. Mais c'est un douloureux spectacle que celui qui nous est ici offert. Cet homme éminent s'use dans l'accomplissement d'une des oeuvres les plus belles dont l'Église ait jamais bénéficié, et jusqu'à sa mort (survenue dans sa 90° année) il voit cette oeuvre condamnée et proscrite par un fanatisme ignorant!
Ce n'est que longtemps après la mort de Jérôme que la valeur de sa traduction fut reconnue. Le pape Grégoire le Grand la mit le premier à la mode en s'en servant dans son commentaire sur Job. Au concile de Trente, le revirement de l'opinion est complet: on se trouvait maintenant aussi attaché à la Vulgate que les chrétiens du cinquième siècle l'avaient été aux traductions plus anciennes. La Vulgate fut décrétée seul texte authentique (*). Pourquoi céderait-elle le pas, disait-on plus tard, à des manuscrits grecs et hébreux qui ont été pendant des siècles entre les mains des schismatiques?
(*) Voir le fragment : L'Église romaine et la Bible, § IV
Un passage de la Bible polyglotte de Complute illustre curieusement le sentiment populaire à cette époque. Dans cette Bible, le texte hébreu, le texte latin et le texte grec sont imprimés côte à côte sur trois colonnes parallèles. Or, dans la préface, les éditeurs comparent la Vulgate, imprimée entre les deux autres textes, au Seigneur Jésus crucifié entre deux larrons!
Mais au moment où l'Église adoptait la Vulgate, celle-ci avait grand besoin d'une révision. En effet, au temps où elle était en défaveur, on s'était avisé de la corriger pour la faire concorder avec les vieilles Bibles latines. De là, bien des altérations.
Environ quarante ans après le concile de Trente, le pape Sixte V entreprit de faire paraître une édition correcte de la Vulgate. Sa méthode ne manqua pas d'originalité. Il réunit une commission de savants, leur fit donner leurs raisons pour ou contre les diverses leçons, et, en sa qualité de pape, arrêta lui-même le texte. Pour assurer l'autorité de son oeuvre, il défendit qu'on assemblât d'autres matériaux critiques, il décréta que toutes les leçons différant de celles qu'il avait adoptées devaient être rejetées, et que quiconque apporterait le moindre changement à cette édition de la Vulgate encourrait la colère du Dieu Tout-Puissant et celles des apôtres Pierre et Paul, et, comme peine ecclésiastique, serait passible de l'excommunication majeure, sans pouvoir être absous par un autre que par le pape lui-même. Cette Bible parut en 1590.
Mais il n'y a, pour la science, pas plus de voie papale que de voie royale. Cette édition de la Vulgate était pleine d'erreurs. On garda le silence tant que vécut Sixte V. Mais à peine était-il mort qu'on sentit la nécessité d'aviser, pour sauver l'honneur de l'Église. Il fallait à tout prix une nouvelle édition de la Vulgate. On en prépara une qui modifiait la précédente en trois mille endroits. Mais il fallait en même temps sauver l'honneur du pape défunt. Que faire? On s'en tira en déclarant que ces erreurs devaient être imputées à l'imprimeur «ou à quelqu'un d'autre». Puis, dans la préface de la nouvelle édition, publiée sous le pape Clément VIII, ce «quelqu'un d'autre» fut laissé de côté, et les erreurs papales furent toutes mises sur le dos du malheureux imprimeur. Cette Bible parut en 1592. C'est l'édition de 1598 qui fait norme.
Cette nouvelle édition elle-même était loin d'être parfaite. Tant de causes se sont réunies pour altérer le texte de la Vulgate que la reconstitution du texte original de saint Jérôme est un des problèmes littéraires les plus ardus. Toutefois, il est important de le rétablir, dans la mesure du possible, vu l'extrême valeur de ce document pour la fixation du texte sacré. Il ne faut pas oublier que Jérôme a travaillé sur des manuscrits très anciens, et que son travail est une traduction de première main, faite directement sur l'hébreu, et non sur les Septante, comme d'autres versions des premiers siècles. Même dans son état actuel, la Vulgate peut rendre les plus grands services pour permettre de contrôler le texte hébreu que nous ont transmis les Massorètes.
En 1908, le pape Pie X, sur l'avis de la commission des études bibliques instituée par Léon XIII, a décidé la révision du texte de la Vulgate, et a confié cette révision à des moines bénédictins (*).
(*) Un des plus beaux manuscrits de la Vulgate, sinon le plus beau, se trouve à la bibliothèque de Moulins. C'est la Biblia maxima latina, dite aussi Bible de Souvigny, parce qu'elle appartenait avant la Révolution aux bénédictins de Souvigny. Elle remonte au moins au douzième siècle. D'après la chronique, elle fut transportée au Concile de Constance en 1415, et au Concile de Bâle en 1431. pour servir à confronter le texte des Écritures, comme étant la copie qui devait inspirer le plus de confiance. Par la beauté de l'écriture et des enluminures, cette Bible, format grand aigle, est un des plus beaux monuments de l'art au moyen âge. M. Ripond, auteur d'une notice annexée au catalogue de la bibliothèque de Moulins, dit que la Bibliothèque nationale n'a aucun manuscrit qui puisse, pour la beauté, être comparé à celui-là. Elle a été décrite dans l'annuaire de l'Allier de 1840.