|
Pouvez-vous me recevoir,
s'il vous plaît ? On m'appelle "Pluvier doré".
Vous avez certainement déjà entendu parler de moi,
n'est-ce pas ? A peu de chose près, ma taille est comparable
à celle de la colombe et, comme elle, je suis capable de
voler. Mais là s'arrête pratiquement tout ce que
j'ai de commun avec cette collègue. Observez mon plumage
! Ma nuque est noire comme un tuyau de poêle ainsi que ma
gorge, les reflets de mon poitrail et de mon dos. Et regardez
donc comme mon créateur a décoré chacune
de mes plumes d'un merveilleux liseré. Tout le dessus de
mon plumage scintille de reflets verts dorés, d'où
mon nom : "Pluvier doré" ou encore "Pluvialis
dominica fulva" pour vos scientifiques...
Là ne poussent que
de petit buissons, des mousses, des lichens et d'autres végétaux
des landes. Voilà donc mon lieu de naissance. Nos parents
nous alimentaient de vitamines et de protéines : des fruits
sous forme de baies acidulées et de baies de camarine,
et de la viande sous forme de chenilles bien grasses et de croustillants
coléoptères.
Nous avons grandi rapidement.
Bientôt vint le moment d'apprendre à voler : quelle
merveille ! Pour la marche, en revanche, c'est tout à fait
différent. Si vous me regardez, vous allez certainement
sourire. Oui, oui, vous avez raison, mon pas est vacillant. Mon
Créateur a jugé bon de me construire ainsi. Pensez-vous
sérieusement que je serais "apparu" par hasard
selon ce que certains d'entre vous appellent, de façon
légèrement pompeuse, "l'organisation autonome
de la matière" ? Et savez-vous aussi que je vole jusqu'à
Hawaii ? Oui, c'est vraiment une très grande distance !
Vous vous demandez certainement comment j'y parviens. Tout simplement
en volant. Mon Créateur ne m'a pas destiné à
être champion de course ou recordman à la nage. Par
contre, je peux voler d'autant mieux, je vais vous le prouver.
Un excédent
de poids de 50 %
Quelques mois seulement
après la naissance, nous savions à peine voler que
déjà nos parents nous quittaient. Ils nous devançaient
en direction de Hawaii. Evidemment, nous l'ignorions à
ce moment-là. En fait, le départ de nos parents
nous importait fort peu ! La seule chose qui nous intéressait
vraiment, c'était la nourriture. De vrais gloutons ! En
un temps record, nous prenions 70 g. Donc plus de la moitié
de notre poids. Essayez de vous représenter cette donnée
à votre échelle humaine. Au bout de trois mois,
votre pèse-personne indiquerait 125 kg au lieu de 80 kg
! Vous aimeriez certainement savoir pourquoi je mange tant.
C'est tout simple : mon
Créateur m'a programmé ainsi. Cet excédent
de poids, mon carburant, m'est indispensable pour la très
longue traversée d'Alaska à Hawaii, soit une distance
d'environ 4 500 km. Oui, oui, vous avez bien entendu ! Mais attendez,
il y a mieux encore ! Durant tout ce trajet, je n'ai aucune possibilité
de me reposer un seul instant ! Pas d'île, pas d'îlot,
pas le moindre petit espace de terre sèche. Et, comme vous
le savez, je ne sais pas nager.
Deux cent
cinquante mille "pompes".
Avec mes compagnons d'âge,
je vole sans interruption au-dessus de la mer durant 88 heures,
donc trois jours et quatre nuits. Certains savants ont fait un
petit calcul pour arriver au résultat de 250 000 battements
d'ailes. Ce qui équivaudrait pour vous à faire un
quart de million de "pompes".
J'aimerais à présent
vous poser une question. Comment pouvais-je savoir qu'il me fallait
engraisser de 70 g exactement pour arriver jusqu'à Hawaii
? Qui donc m'a dit d'aller à Hawaii ? Qui m'a indiqué
la direction à prendre ?
Je n'ai jamais effectué
un vol de reconnaissance sur ce trajet ! L'itinéraire ne
présente aucun point de repère pour mon orientation.
Comment donc ai-je pu, avec mes compagnons, découvrir ces
îles minuscules dans l'immensité de l'Océan
Pacifique ? Si nous les avions "loupées", nous
serions tombés dans l'Océan, faute de carburant.
Tout autour, en effet, à des centaines de kilomètres
à la ronde, il y a de l'eau, rien que de l'eau.
Pilote
automatique.
Vos scientifiques se creusent
encore et toujours les méninges pour comprendre comment
nous déterminons et corrigeons notre itinéraire
de vol. Les tempêtes nous font fréquemment dévier
du cap. En dépit de cela, notre vol se poursuit à
travers brouillard et pluie. Indépendamment des rayons
du soleil, d'une nuit étoilée ou d'un ciel totalement
couvert, nous arrivons toujours au but. En admettant qu'un jour
vos scientifiques puissent percer l'un ou l'autre détail
concernant ce mystère, sauraient-ils pour autant comment
cette surprenante faculté s'est mise en place ? Je veux
bien vendre la mèche : Dieu, le Seigneur, a intégré
dans notre organisme un système de pilotage automatique.
Vos avions à réaction
sont équipés d'instruments de navigation analogues.
Ils sont connectés à un dispositif informatique
qui mesure en permanence la position en vol et la compare avec
le trajet programmé. En cas de déviation, ils corrigent
et redressent automatiquement le cap. Concernant notre propre
système de navigation, le Créateur a programmé
les coordonnées du trajet "Destination Hawaii"
de telle sorte que nous puissions maintenir le cap sans peine:
Considérez bien ce détail ! ('e dispositif de pilotage
automatique est incorporé dans un volume des plus réduits,
tout en fonctionnant de manière absolument fiable ! Etes-vous
toujours persuadé que tout cela n'est que le fruit du pur
hasard ? Moi, pas ! Réfléchissez donc un peu ! Supposez
qu'un ancêtre du pluvier doré -peu importe ce que
cela pouvait être - ait engraissé de 70 g exactement
tout à fait par hasard. Croyez-vous que, de la même
manière, par hasard, lui soit venue l'idée de s'envoler
? Que par aventure il ait pris la bonne direction, sans dévier,
sur une distance de plus de 4 000 km ? Pensez-vous sérieusement
qu'il ait pu trouver ces îles dans l'immensité de
l'Océan, comme cela, par hasard ? Et les jeunes pluviers
(de la nouvelle génération) auraient-ils pu vraiment,
à leur tour, revivre ces mêmes situations hasardeuses
? Considérez-le clone bien ! La plus légère
déviation du cap programmé suffirait à faire
périr irrémédiablement l'espèce tout
entière !
Une vitesse
fixée avec précision.
Je ne vous ai pas encore
tout raconté. (effectue les 4 500 km de vol, en 88 heures,
donc à une vitesse d'environ 51 km/h. Certains scientifiques
ont découvert que, pour notre espèce, cette vitesse
est idéale.
Si nous volions plus lentement, nous utiliserions trop de carburant
rien que pour maintenir le "moteur" en mouvement. En
vol plus rapide, trop d'énergie serait gaspillé
pour surmonter les forces de frottement de l'air. Un phénomène
analogue se produit d'ailleurs pour votre voiture. Si vous dépassez
la vitesse de 110 km/h, la consommation d'essence augmente pour
la même distance parcourue, à cause de la résistance
de l'air. Seule différence : vous pouvez vous arrêter
à la prochaine station pour refaire le plein ! Pas moi
!... Les 70 g de graisse doivent à tout prix suffire pour
atteindre le but, en dépit d'éventuels vents contraires.
Un exemple
de calcul.
Avez-vous la "bosse
des maths" ? Dans ce cas, prenez votre calculatrice ! Selon
certains chercheurs, les pluviers de notre espèce transforment
en une heures de vol 0,6 % de leur poids en énergie motrice
et en chaleur. La construction de vos avions s'avère nettement
plus médiocre. Par rapport à son poids, un hélicoptère,
par exemple, utilise 7 fois plus de carburant que moi et un avion
à réaction, 20 fois plus.
Je pèse 200 g en début de vol ; 0,6 % de ce poids
représentent 1,2 g. Après une heure de vol, je pèse
donc encore 198,8 g dont 0,6 % correspondent à 1,19 g.
Après deux heures de vol, mon poids est donc réduit
à 197,61 g dont à nouveau il faut déduire
0,6 % ... Vous suivez toujours ? Vous verrez, même les "maths"
peuvent servir à célébrer la gloire de Dieu...
Au terme de mon voyage, mon poids ne doit pas être inférieur
à 130 g, sinon toutes mes réserves seraient épuisées,
je ferais une chute libre dans l'océan et me noierais.
Continuez vos calculs, s'il vous plaît ! Après trois
heures de vol, je pèse 196,42 g. Après quatre heures,
195,24. Calculez encore, j'attends vos résultats... Qu'y
a-t-il ? Ah bon ! Vous pensez que le calcul ne peut tomber juste,
vous êtes persuadés que je ne peux arriver au but
avec 70 g de graisse.
Vous avez constaté
qu'il me faut en réalité 82,2 g de lipides. Votre
calcul est tout à fait juste ! Sur la base de mes données,
la totalité de mon carburant serait utilisé après
72 heures de vol. Ce qui signifie qu'à 800 km du but, je
serais condamné à la chute fatale.
Une solution
unique en son genre.
Voyez ! Mon créateur
a aussi pensé à cela. Il nous a équipé
chacun de deux informations vitales :
1. Ne vole pas en solitaire
par-dessus l'immense océan mais reste toujours en groupe.
2. Pour ce vol, rangez-vous toujours en forme de "V".
Ce type de vol permet à
chaque participant une économie moyenne d'énergie
de 23 % par rapport au vol solitaire. Ce bénéfice
ne profite évidemment pas à l'oiseau de tête,
mais celui-ci ne remplit pas cette tâche en permanence.
Comme l'effort à fournir à l'avant est plus considérable,
ce sont les plus costaud qui se relaient. En queue de groupe,
on utilise d'autant moins d'énergie.
Nous sommes ainsi en mesure
d'atteindre en toute sécurité nos quartiers d'hiver.
Il nous reste même à chacun quelques grammes de graisse
Pouvez-vous continuer à
croire que je suis le fruit du hasard et que j'ai échoué
là par pure aventure ? Moi, non ! Le hasard ? Je m'en "fiche"
royalement
!
©
Le Cep n°6. 1er trimestre 1999
|
|